Une charité efficace — Faire au profit des autres
Traduit depuis : https://www.effectivealtruism.org/articles/efficient-charity-do-unto-others/
Cet article a été écrit en 2010 et peut être daté sur certains aspects. Par ailleurs, les estimations de rapport coût-efficacité des actions présentées ici ont changé depuis lors. Nous vous recommandons de consulter le site GiveWell pour obtenir des estimations plus à jour. Cet article a été publié à l’origine sous le titre “Efficient Charity: Do Unto Others” sur lesswrong.com par Scott Alexander.
TLDR;
- Cherche à avoir conscience des choix qui s’offrent à nous (sur les causes et sur les moyens employés pour les aider)
- Cherche à appliquer la même rigueur méthodologique envers les choix pour les autres que pour les nôtres
- Ait conscience de ne pas faire une action pour paraitre ou se sentir bon mais réellement pour faire le bien
- “Gagner pour donner” est probablement une stratégie efficace pour faire le bien
Imaginez que vous vous lanciez dans une dangereuse expédition à travers l’Arctique avec un budget limité. Vous vous rendez d’abord dans un magasin pour acheter tout le matériel nécessaire et tombez sur un vendeur aux cheveux grisonnants. Après être informé de vos moyens, ce dernier vous regarde et secoue tristement la tête. Vous n’avez pas de quoi vous payer tout ce dont vous avez besoin. Il faudra vous contenter du strict nécessaire et espérer avoir la chance de vôtre côté. Mais quel est le strict nécessaire ? Faut-il acheter la parka la plus chaude, même si cela signifie que vous ne pouvez pas vous permettre un sac de couchage ? Faut-il prévoir une semaine supplémentaire de nourriture, au cas où, même si cela signifie de renoncer à un fusil ? Ou bien pouvez-vous partir sans nourriture, mais avec un fusil pour chasser ?
Et pourquoi pas le guide des fleurs de l’Arctique ? Vous aimez bien la flore et être curieux de découvrir celle de cet environnement rude, mais délicat. Et un appareil photo numérique, bien sûr — si vous revenez en vie, il faudra mettre les photos de votre périple sur Facebook. Vous pourriez aussi partir avec une écharpe aux authentiques motifs tribaux inuits, tissée à la main à partir de fibres organiques ! Ce serait dingue !
…mais bien sûr, acheter l’un de ces articles serait insensé. Le problème réside dans ce que les économistes appellent le coût d’opportunité : acheter une chose coûte de l’argent qui pourrait être utilisé pour en acheter une autre. Un foulard de créateur fait à la main aurait peut-être une certaine valeur dans l’Arctique, mais une telle chose coûte tellement cher qu’il vous empêcherait d’acheter des choses beaucoup plus importantes. Et lorsque votre vie est en jeu, impressionner vos ami-es ou acheter des produits exotiques devient vite insignifiant. Vous n’avez qu’un seul objectif — rester en vie — et votre seul problème est de savoir comment répartir vos ressources pour maximiser vos chances. De tels comportements rationnels deviennent assez intuitifs lorsque votre vie est mise en jeu dans un voyage à travers la terre de glaces.
Mais ils ne le sont clairement pas lorsqu’il s’agit de prendre une décision concernant un don à une œuvre caritative. La plupart des donateurs et donatrices disent vouloir “aider les gens”. Si c’est réellement leur volonté, ils et elles devraient essayer de distribuer leurs ressources pour aider les gens de la meilleure façon possible. Pourtant, très peu le font. Dans le cadre de la campagne “Buy A Brushstroke”, onze mille donateur-ices britanniques ont donné un total de 550 000 livres sterling (soit près de 610 000€) pour conserver le célèbre tableau “Blue Rigi” dans un musée britannique. S’ils avaient plutôt donné ces 550 000 livres pour financer le développement de meilleurs systèmes sanitaires dans des villages africains, les dernières statistiques suggèrent que cela aurait sauvé de la maladie la vie d’environ mille deux cents personnes. Chaque don individuel de 50 dollars aurait pu redonner une année de vie “normale” à un ou une habitante d’un pays en développement atteinte d’une maladie invalidante comme la cécité ou une déformation des membres.
La plupart de ces 11 000 donateurs et donatrices voulaient réellement aider les autres en préservant l’accès à la toile originale d’un beau tableau. Et la plupart de ces 11 000 donateurs et donatrices, si vous le leur demandiez, diraient certainement que la vie de mille personnes est plus importante qu’une belle peinture, originale ou non. Mais ces personnes n’avaient pas le réflexe nécessaire pour réaliser que c’était le choix qui s’offrait à elles. Et c’est ainsi qu’un beau tableau est resté dans un musée britannique tandis que quelque part dans un pays en développement, mille personnes qui auraient pu être sauvées sont mortes.
Si vous considérez qu’il est souhaitable “d’aimer votre prochain comme vous-même”, alors vos choix de dons devraient être tout aussi rationnels et stratégiques (si ce n’est plus) que votre choix d’équipement pour un trek polaire. Et si vous n’achetez pas un joli tableau à accrocher sur votre traîneau à la place d’une parka, vous devriez envisager de ne pas aider à sauver un tableau célèbre plutôt que de contribuer à sauver un millier de vies.
Tous les choix caritatifs ne sont pas aussi simples que celui-ci, mais de nombreux choix caritatifs ont de bonnes réponses. GiveWell.org, un site qui collecte et analyse des données sur l’efficacité des ONG, estime que les traitements contre le paludisme sauvent un ou une enfant de la malaria pour 5 000 dollars de médicaments, mais que des moustiquaires traitées avec des insecticides sauvent un ou une enfant de la malaria pour 500 dollars de moustiquaires. Si vous voulez sauver des enfants, donner des moustiquaires au lieu de médicaments anti-paludisme est objectivement la bonne action, de la même manière qu’acheter une télévision à 500 dollars au lieu d’une télévision identique qui coûte 5 000 dollars est la bonne action. Et puisque sauver un ou une enfant d’une maladie diarrhéique coûte 5 000 dollars, faire un don à une organisation luttant contre le paludisme au lieu d’une organisation luttant contre la diarrhée est aussi la bonne action, à moins que votre don ne soit basé sur d’autres critères que celui de savoir si vous aidez ou non les enfants.
Toutes les plus grandes exploratrices et explorateurs de l’Arctique s’accordent à dire que les trois choses les plus importantes pour y survivre sont de bonnes bottes, un bon manteau et une bonne nourriture. Peut-être qu’ils ont testé cela en lachant des milliers de personnes dans l’Arctique avec différents équipements pour voir qui survivaient. Je n’espère pas. Ça ne serait pas très gentil. Si on en croit les expert-es, il n’y a donc qu’une seule bonne réponse à la question “Quel équipement dois-je acheter si je veux survivre” : de bonnes bottes, de la bonne nourriture et un bon manteau. Vos préférences ne sont pas pertinentes ; vous pouvez choisir d’acheter un autre type d’équipement, mais seulement si cela ne vous dérange pas de mourir.
Et de même, il n’y a qu’une seule charité qui est la meilleure : celle qui aide le plus de gens [ou d’animaux], et de la manière la plus significative par dollar dépensé. Mais c’est assez vague, et c’est à vous de décider quelle organisation a le plus d’impact pour une somme donnée. Est-ce celle qui améliore les résultats scolaires de quarante enfants d’un point de moyenne pour 100 euros ? Ou celle qui évite un cas mortel de tuberculose pour la même somme ? Ou encore celle qui sauve vingt hectares de forêt tropicale ? Mais vous ne pouvez pas abdiquer cette décision, ou vous risquez de vous retrouver comme les 11 000 personnes qui ont inconsciemment décidé qu’une jolie peinture valait plus que la vie de mille personnes.
Il est difficile de décider quelle est la meilleure organisation caritative. Il peut être simple de dire qu’une forme de traitement antipaludique est plus efficace qu’une autre. Mais qu’en est-il du financement de la recherche médicale qui pourrait ou non mettre au point un remède miracle contre la malaria ? Ou au financement du développement d’un nouveau type de supercalculateur qui pourrait accélérer toute la recherche médicale ? Il n’y a pas de réponse facile, mais la question doit être posée.
Et si l’on se contentait de comparer les frais de fonctionnement des organismes de charité, la seule statistique facile à trouver qui soit universellement applicable à toutes les organisations ? Cette solution est simple, élégante et erronée. En effet, les frais généraux élevés ne sont qu’un des modes d’échec possibles pour une ONG. Pensez encore à l’explorateur ou l’exploratrice de l’Arctique, qui tente de choisir entre un parka à 200 dollars et un appareil photo numérique à 200 dollars. Peut-être qu’une parka ne coûte que 100 $ à fabriquer et que le fabricant réalise un bénéfice de 100 $, mais l’appareil photo coûte 200 $ à fabriquer et le fabricant le vend au prix coûtant. Cela plaide en faveur des qualités morales du fabricant de l’appareil photo, mais étant donné le choix, l’explorateur devrait quand même acheter la parka. La caméra fait très efficacement quelque chose d’inutile, alors que la parka fait quelque chose d’essentiel même si de manière moins efficace. Une parka vendue au prix coûtant serait la meilleure solution, mais à défaut, l’explorateur ou l’exploratrice ne devrait tout de même pas hésiter à choisir la parka plutôt que l’appareil photo. Il en va de même pour toute organisation caritative. Une organisation luttant contre le paludisme qui sauve une vie pour 500 dollars avec des frais de fonctionnement s’établissant à 50 % de la somme donnée, est meilleure qu’une ONG qui sauve une vie pour 5 000 dollars de médicaments antidiarrhéiques avec des frais de fonctionnement nuls (0 %) : 10 000 dollars donnés à l’association caritative avec des frais de fonctionnement élevés sauveront dix vies ; 10 000 dollars à l’association caritative avec des frais de fonctionnement faibles n’en sauveront que deux. La bonne réponse est donc de faire un don à l’organisation caritative de lutte contre le paludisme tout en l’encourageant à trouver des moyens de réduire ses frais de fonctionnement. Dans tous les cas, il est utile d’examiner les pratiques financières d’une organisation caritative, mais cela ne suffit pas pour répondre à la question “Quelle est l’organisation caritative la plus utile ?”
Tout comme il y a des organisations caritatives plus utiles, il y a aussi des manière plus utiles de les aider. Que vous soyez bénévole, que vous donniez de l’argent ou que vous sensibilisiez les gens, c’est votre propre choix, mais ce choix a des conséquences. Si une avocate de renom qui gagne 1 000 dollars de l’heure choisit de prendre une heure de congé pour aider à nettoyer les déchets sur la plage, elle a perdu l’occasion de travailler une heure supplémentaire ce jour-là, de gagner 1 000 dollars, d’en faire don à une association caritative qui engagera une centaine de personnes de revenus plus modestes et qui, pour 10 dollars de l’heure, nettoieront cent fois plus de déchets. Si elle est allée à la plage parce qu’elle voulait prendre le soleil, l’air frais et profiter du sentiment de contribuer personnellement à quelque chose, c’est bien. Si elle voulait vraiment aider les gens en embellissant la plage, elle a alors choisi une mauvaise façon objective de s’y prendre. Et si elle voulait aider les gens, tout court, elle a choisi une très mauvaise façon de procéder, puisque ces 1000 dollars pourraient sauver deux personnes de la malaria. À moins que la litière qu’elle a enlevée sur la plage ne vaille vraiment plus que la vie de deux personnes à ses yeux, elle se trompe même selon son propre système de valeurs.
…et il en va de même si sa philanthropie l’amène à travailler à plein temps dans une association à but non lucratif au lieu d’aller en premier lieu à la faculté de droit pour devenir une avocate qui gagne 1 000 $/heure. (La rédaction : depuis que cet article a été écrit, la question de savoir si la stratégie de “gagner pour donner” (“earning to give” en anglais) est la meilleure façon d’avoir un impact a fait l’objet de beaucoup plus de discussions. Il est probable que cela varie considérablement d’un individu à l’autre. Pour plus de détails, consulter cet article).
L’historien romain Sallust a dit de Caton : “Il préférait être bon, plutôt que de le paraître”. L’avocat qui quitte un cabinet juridique de prestige pour travailler dans une organisation à but non lucratif semble effectivement être une bonne personne. Mais si nous définissons le “bon” comme celui aidant le plus de personnes, alors l’avocat qui reste dans son cabinet mais qui fait don des revenus à une organisation caritative suit la voie de Cato en maximisant le bien qu’il fait, plutôt que son apparence.
Et cette dichotomie entre être bon et paraître bon s’applique non seulement à paraître bon aux autres, mais aussi à nous-mêmes. Lorsque nous faisons un don à une organisation caritative, l’un des éléments incitatifs est le sentiment de satisfaction d’avoir fait une bonne action. Une avocate qui passe sa journée à ramasser des déchets ressentira un lien personnel avec son sacrifice et se rappellera combien il a du sens chaque fois qu’elle et ses ami-e-s retourneront sur cette plage. Une avocate qui fait des heures supplémentaires et qui donne ses revenus en ligne à des orphelines et orphelins affamés en Roumanie n’aura probablement jamais cette même lueur chaleureuse. Mais le souci de ce sentiment de satisfaction est, fondamentalement, le souci de paraître bon plutôt que de l’être vraiment — même si cela semble bon pour soi-même plutôt que pour les autres. Il n’y a rien de mal à faire un don à une œuvre de charité comme forme de divertissement si c’est ce que vous voulez — donner de l’argent au Fonds d’Art pourrait bien être un moyen plus rapide de vous donner ce sentiment de satisfaction réconfortante plutôt que de voir une comédie romantique au cinéma — mais les donations faites par des personnes qui veulent vraiment faire le bien et pas seulement se sentir comme telles demandent plus de prévoyance.
Il est important de faire preuve de rationalité en matière de charité pour la même raison qu’il est important de le faire en matière d’exploration de l’Arctique : cela nécessite la même conscience des coûts d’opportunité et le même engagement ferme à étudier l’utilisation efficace des ressources, et cela pourrait bien être une question de vie ou de mort. N’hésitez pas à visiter le site www.GiveWell.org et consultez leurs excellentes ressources en matière de charité efficace.
Pour aller plus loin
Cet article fait partie d’une série d’articles exposant les idées clés d’un altruisme efficace. Cliquez sur “suivant” pour en savoir plus.
Remerciement
Un grand merci à Tom Bry-Chevalier et Jim Buhler pour leur temps et leur contribution à la traduction de cet article.