Surmonter l’indifférence
Traduit de l’anglais par Flavien P. Article original à lire ici https://forum.effectivealtruism.org/posts/9gJAmSx73xYWi9QgS/framing-effective-altruism-as-overcoming-indifference
Il existe une croyance à la fois répandue et erronée : les plus grands problèmes du monde seraient causés par la haine. Pourtant, si demain nous nous débarrassions miraculeusement de toute la haine du monde, les pires problèmes subsisteraient.
En effet les principales souffrances dans le monde semblent plutôt être causées par l’absence de compassion (c’est-à-dire l’indifférence), plutôt que par la haine :
1. L’extrême pauvreté n’est pas le résultat de la haine des riches à l’égard des pauvres : elle résulte du fait que les riches sont largement indifférents aux souffrances liées à l’extrême pauvreté.
2. L’élevage industriel n’est pas le résultat de la haine des humains envers les animaux non-humains : il résulte de l’indifférence des humains envers la souffrance intense des animaux vivant en captivité
3. La faible prévention des risques existentiels met en péril l’existence et l’épanouissement des générations futures. Mais elle résulte non pas de la haine, mais de l’indifférence des générations actuelles envers les générations futures.
4. La souffrance intense des animaux sauvages ne résulte pas de la haine, mais est le produit d’un processus d’optimisation aveugle et indifférent (c’est-à-dire l’évolution par la sélection naturelle).
L’indifférence est le résultat immédiat de notre architecture cognitive, laquelle est largement insensible — comme le démontrent les travaux de Paul Slovic — à l’ampleur des problèmes moraux et au bien-être de ceux qui sont différents de nous.
Le problème de l’indifférence ne peut pas être résolu uniquement en développant des émotions comme l’amour ou l’empathie, malgré l’importance qu’elles ont dans notre vie quotidienne. Ces émotions sont trop étroites pour s’étendre de façon fiable à tous les êtres qui méritent notre attention morale. Selon les mots de Joshua Greene, nos “émotions font de nous des animaux sociaux, en transformant le Moi en Nous. Mais elles font aussi de nous des animaux tribaux, en tournant le Nous contre le Eux”. L’empathie et l’amour sont des moteurs importants de l’altruisme au sein d’un groupe. Cependant, ils ne suffisent pas à surmonter notre indifférence collective. Dans certains cas, ils peuvent même augmenter l’hostilité et les préjugés envers ceux qui ne se trouvent pas dans notre groupe d’appartenance. Dans le même ordre d’idées, Paul Bloom souligne que:
“En fait, je ressens beaucoup moins d’empathie pour les gens qui ne sont pas de ma culture, qui ne partagent pas ma couleur de peau, qui ne partagent pas ma langue. C’est un fait terrible de la nature humaine, qui opère à un niveau subconscient, mais on sait que cela se passe comme ça. (…) L’empathie nous conduit souvent à prendre des décisions stupides et contraires à l’éthique. (…) quand il s’agit de raisonnement moral, l’empathie (…) ne fait que semer la partialité, l’insensibilité au nombre et la confusion.”
Le fait qu’un cerveau humain ne perçoive qu’une différence marginale entre dix et un millier de morts est un travers de notre esprit et ne reflète pas la réalité du monde. Notre indifférence n’atténue pas la gravité de la souffrance d’autrui. Joseph Staline aurait dit : “Une seule mort est une tragédie ; un million de morts est une statistique”. Pourtant, si nous nous appuyons sur notre capacité de raisonnement, nous pouvons dépasser notre indifférence — en reconnaissant que si chaque mort est effectivement une tragédie, un million de morts est en réalité un million de tragédies.
En d’autres termes, afin de résoudre le problème de notre indifférence, il faut comme le dit Bloom que nous devenions “dans le domaine moral, (…) des délibérateurs rationnels motivés par la compassion et l’attention pour les autres”. Par ailleurs, Robin Hanson fait remarquer que “ si nous pouvions être plus émus par notre raison que par notre cœur, nous pourrions faire beaucoup plus de bien”. C’est presque dans les mêmes termes que Peter Singer a décrit l’altruisme efficace à ses débuts :
“[L’altruisme efficace est] important parce qu’il combine à la fois le cœur et la tête. Le cœur, bien sûr, vous avez ressenti (…) l’empathie pour cet enfant. Mais il est vraiment important d’utiliser aussi la tête pour s’assurer que ce que vous faites est efficace et bien dirigé ; et non seulement cela, mais je pense aussi que la raison nous aide à comprendre que les autres, où qu’ils soient, sont comme nous, qu’ils peuvent souffrir comme nous, que les parents pleurent la mort de leurs enfants, comme nous, et que de la même manière que nos vies et notre bien-être sont importants pour nous, ils le sont tout aussi pour eux”.
Pour surmonter notre indifférence collective à l’égard des plus grandes causes de souffrance, Singer suggère que nous acceptions le principe d’impartialité et que nous laissions ce principe guider nos décisions et nos actes altruistes. Selon ce principe, ma souffrance, mon bien-être et celui de ma collectivité ne sont pas plus importants que ta souffrance, ton bien-être, et celui de ta collectivité.
Ce principe grandit en importance à mesure que nous avons à traiter de personnes éloignées de nous. Comme l’illustre l’idée du cercle en expansion de Peter Singer, l’impartialité morale peut ainsi transcender les frontières géographiques, temporelles et les espèces. C’est d’ailleurs l’application de ce principe d’impartialité qui a permis à Jeremy Bentham d’avoir une longueur d’avance par rapport à ses contemporains en écrivant:
“Pourquoi la loi devrait-elle refuser sa protection à tout être sensible ? (…) Le temps viendra où l’humanité étendra son manteau sur tout ce qui respire (…) où le reste de la création animale pourra acquérir ces droits qui n’auraient jamais pu lui être refusés sans la main de la tyrannie.”
Les catastrophes morales de notre époque — pauvreté extrême, élevage industriel, risques existentiels, etc. — illustrent que même des siècles après la mort de Bentham, il reste de nombreuses occasions de faire un bien considérable. Ce sont des opportunités, comme le dit Singer, “d’empêcher que quelque chose de mal ne se produise, sans pour autant sacrifier quoi que ce soit d’une importance morale comparable”. En s’appuyant sur les données empiriques et de la raison, l’altruisme efficace est la poursuite intellectuelle et la concrétisation de ces opportunités.
Ou, pour le dire autrement : l’altruisme efficace est la tentative sérieuse de surmonter notre indifférence collective à l’égard des causes majeures de souffrance dans le monde.
En plus d’offrir des avantages tels qu’une meilleure coordination et de nous aider intellectuellement à surmonter l’indifférence, le mouvement de l’altruisme efficace sert cet objectif de deux façons importantes. En premier lieu car il accroît la motivation altruiste de ses membres sur le long terme en les mettant en lien avec d’autres individus, groupes et organisations ayant des objectifs et des normes épistémiques communs, et en permettant de surpasser leur sentiment d’isolation. En second lieu car l’altruisme efficace établit des incitations sociales qui encouragent les actions altruistes qui profitent le plus aux autres, par opposition aux actions altruistes qui servent principalement nos propres intérêts égoïstes (parfois cachés). La théorie de la “lueur chaude” du don en économie suggère en que de nombreuses personnes donnent de l’argent ou font du bénévolat (en partie) pour récolter la satisfaction émotionnelle associée au fait d’aider les autres. Ils choisissent souvent des causes saillantes sur le plan émotionnel plutôt que d’autres causes plus efficaces. Au contraire, le mouvement AE augmente l’impact positif de ses membres en renforçant leurs actions efficacement altruistes (p. ex. par une comparaison systématique des causes, ou en sélectionnant les ONG en fonction de leur rapport coût/efficacité). À cette fin, Robin Hanson soutient que:
“pour nous mettre dans une situation où nos motifs inconscients s’alignent avec nos motifs altruistes idéaux (…) nous pouvons rejoindre le mouvement altruiste efficace. C’est un bon moyen de s’entourer de gens qui jugeront de nos dons plus par leurs effets que par leurs apparences. Les mesures incitatives sont comme le vent : nous pouvons choisir de lui faire face, mais mieux vaut l’avoir dans le dos.”
Pour certaines personnes, l’approche rationnelle de l’altruisme peut d’abord sembler froide et calculatrice. Cependant, elle est en réalité chaleureuse et calculatrice. Derrière chaque chiffre, il y a des individus qui comptent. Prioriser à qui venir en aide est une réponse chaleureuse au monde tragiquement indifférent dans lequel nous vivons ; un monde où les ressources dédiées à des causes altruistes sont trop limitées pour subvenir aux besoins de tous ceux qui devraient être pris en charge.
Dans le même ordre d’idées, Holly Elmore affirme :
“J’espère de tout cœur qu’un jour, nous serons capable de sauver tout le monde. Mais en attendant, il est irresponsable de penser que nous ne prenons pas de décisions de vie ou de mort avec l’allocation de nos ressources. Prétendre qu’on ne peut choisir ne fait qu’empirer nos décisions. (…) Je comprends que c’est difficile, que nous prendrons toujours instinctivement plus soin des gens que nous voyons que de ceux que nous ne voyons pas. (…) Mais il est dommageable de laisser plus de gens souffrir et mourir que nécessaire, car on ne parvient pas à regarder au-delà de ses propres sentiments.”
Pour conclure sur les mots de quelqu’un qui a combattu l’indifférence de l’humanité pendant la majeure partie de sa carrière — le défunt statisticien Hans Rosling :
“Il est difficile pour les gens de parler de ressources lorsqu’il s’agit de sauver des vies, de les prolonger ou de les améliorer. Le faire est souvent pris pour de l’insensibilité. Pourtant, tant que nous n’aurons pas de ressources infinies — et nous n’en aurons jamais — c’est la chose la plus compatissante à faire que d’utiliser son cerveau et de trouver comment faire le plus de bien avec ce qu’on a.”