Qu’est-ce que le long-termisme ?
Le long-termisme est, avant tout, une position philosophique.
C’est une position relativement exotique, qui se base sur le raisonnement suivant :
- L’histoire de l’humanité ne fait que commencer ;
- Nous avons la possibilité d’influencer le futur lointain ;
- Nous avons le devoir moral de l’influencer de façon positive.
Chacun de ces points mérite un long débat, qui est, selon les philosophes qui s’y intéressent, crucial pour le futur de l’humanité. Ceci n’est pas une métaphore, nous allons discuter ici d’enjeux assez littéralement astronomiques.
À noter au passage que nombre de philosophes et autres penseurs du long-termisme font également partie du mouvement de l’altruisme efficace. J’y reviendrai plus longuement en fin d’article, mais ce groupe a tendance à se demander « et maintenant, que fait-on ? » après suffisamment d’échauffement. Il y aura donc de l’action après la réflexion !
Tout d’abord, intéressons-nous brièvement à la chronologie de l’humanité.
Une espèce à grande vitesse
Il s’est passé quelque chose aux 18ème et 19ème siècles. La population mondiale, qui jusque-là grimpait au rythme glacial de 0.04% par an (mettant environ 2000 ans pour doubler), a connu une accélération brutale, avec un pic à 2% par an dans les années 1960 (mettant 35 ans pour doubler).
Ce rythme, bien sûr, ne pourra pas être maintenu très longtemps. Ne serait-ce parce qu’on manquerait d’atomes dans l’Univers. Mais quelque chose a changé récemment. De telles observations sont valables pour notre production d’énergie, de nourriture, de choses en général. Idem pour notre progression technologique, qui a fait des bonds de plus en plus rapides.
Comparés à la plupart… pardon, à n’importe quelle autre espèce, l’humanité s’adapte à presque tous les climats, insiste pour visiter ceux qui restent (dont le vide spatial), exploite toutes les formes d’énergie disponibles pour son bénéfice… et après ?
C’est la grande question. Suivant comment on compte, une espèce de mammifères survit en moyenne quelques millions d’années avant que sa niche écologique ne disparaisse. Pour les humains, c’est une estimation assez conservatrice vu notre adaptabilité.
Homo sapiens, au sens d’être humain moderne, est apparu tout récemment !
Autrement dit, à moins que l’humanité ne précipite sa propre perte (je vais y revenir longuement), il n’y a pas franchement de raison que notre histoire s’arrête avant un bon bout de temps. Même si l’humanité ne quitte jamais la Terre, des milliers de générations nous attendent. Encore bien plus, si les espoirs des futuristes se réalisent.
En termes de population, ça fait beaucoup d’humains. Des milliards sur les prochains siècles, des milliards de milliards pour le futur lointain en faisant quelques estimations. Pour peu que notre espèce survive, son futur est vaste. La majorité des humains se situe dans notre futur !
Mais, me direz-vous, c’est trop optimiste. La civilisation actuelle peut s’effondrer, nous allons devoir survivre à des crises sans précédent. Soit ! Disons qu’il faille à l’humanité cent mille ans pour stabiliser sa population et de trouver un plan de survie durable. Dix fois le temps passé depuis les premiers villages de la préhistoire.
À l’échelle de l’Univers, ce n’est vraiment pas grand-chose. L’âge d’or des dinosaures a duré 150 millions d’années, 1500 fois plus. Nous avons du temps, beaucoup de temps, en prenant assez de recul.
Peut-être, mais ce n’est pas exactement rassurant. Se dire que la civilisation renaîtra, c’est bien poétique, mais nous avons des problèmes maintenant, que nous n’arrivons pas à résoudre. Des milliards de personnes (et d’animaux !) souffrent aujourd’hui. Même la gestion des forêts, l’un des domaines qui se projettent le plus loin dans le futur, a un horizon de deux siècles au plus.
Pour aller encore plus loin, il faudrait que l’on puisse avoir une quelconque influence sur les générations futures. D’ailleurs, en a-t-on quelque chose à faire ?
Sources principales : All Possible Views About Humanity’s Future Are Wild (Tous les futurs envisageables pour l’humanité sont étranges) & This Can’t Go On (Cette époque ne peut pas durer)
Un équilibre très incertain
Laisser une marque sur le futur n’est pas chose facile. Il est encore plus ardu de juger des répercussions de tel ou tel événement mémorable après plusieurs siècles. Les conquêtes de Gengis Khan ? La révolution française ? La première fois que vous avez mangé de la pizza ?
Chaque événement, chaque action a un impact sur le reste du monde. Dans un monde relativement stable, les actions individuelles se dissolvent dans l’histoire, et il faut des actions collectives de grande ampleur pour changer son cours.
Toby Ord, philosophe britannique et figure majeure du long-termisme, désigne l’époque contemporaine, depuis 1945, comme un précipice : une période où nos avancées technologiques nous procurent une influence encore jamais vue sur notre propre futur. Cela comprend la crise climatique actuelle, l’usage éventuel de l’arsenal nucléaire, et des possibilités d’extinction pure et simple de l’humanité.
Si de nombreuses catastrophes peuvent fragiliser le destin de l’humanité, une extinction est synonyme de perte totale. Pas de générations futures, pas de rebond, pas d’expansion, rien. En d’autres termes, le scénario le plus simple (à décrire !) pour le futur de l’humanité est celui où elle disparaît complètement. Population zéro pour l’éternité, hop.
Il existe assez peu de certitudes sur ce genre de scénario, seulement des estimations. Pour la crise climatique, elles sont très claires et alarmantes en termes de températures ; mais notre réaction collective est encore indéterminée. Pour les futures pandémies, les risques de guerres ou d’accidents technologiques, les études sont encore trop peu nombreuses.
Un argument principal de la position long-termiste est : nous pouvons y faire quelque chose ! Nous pouvons, individuellement et collectivement, faire en sorte que ce risque catastrophique soit mieux étudié, et même réduit.
Plusieurs organisations, telles que FHI, FLI, GCRI (mais pour l’instant, aucune francophone) cherchent à préciser les scénarios les plus inquiétants, à concevoir des actions prometteuses pour les contrecarrer, sur les plans diplomatique, politique, technologique.
Sources principales : What we owe to future generations (Ce que nous devons aux générations futures) & The Precipice (Le Précipice)
Un éternel passage de relais
La conclusion morale qui en découle est que, s’il est possible d’agir pour le futur lointain, nous avons le devoir d’agir. Ce saut éthique n’est pas nécessairement évident.
La plupart de nos choix moraux concernent des décisions et des conséquences affectant une seule personne, ou des petits groupes, sur un horizon de quelques années au maximum. Les décisions dont les effets dépassent le siècle et/ou concernent des milliards d’un coup sont excessivement rares.
La section précédente suggérait que ces décisions existent bel est bien, mais cela ne nous rend pas mieux équipés pour trancher moralement ces questions. Ces échelles sont trop vastes pour nos intuitions, il nous faut donc utiliser des arguments éthiques plus formels, qui, espérons-le, réduiront notre confusion sur le sujet.
Un des arguments centraux s’inspire des travaux du philosophe Peter Singer. Celui-ci constate que l’éloignement géographique n’est pas censé réduire la valeur d’une vie : un inconnu à l’autre bout de la ville reçoit la même considération qu’un inconnu à l’autre bout du monde. Même s’il est plus facile d’aider le premier que le second, ceci est une comparaison entre les actions possibles, pas sur la valeur morale des individus.
L’argument s’étend temporellement : une vie humaine en 2030 a la même valeur qu’une vie en 2130, ou en l’an 45130. En supposant un nombre élevé de futurs humains, la valeur morale d’une action pouvant tous les influencer apparaît clairement.
La position du long-termisme fort, avancée par Hilary Greaves et William MacAskill avec bien d’autres arguments, soutient que les meilleures actions possibles sont celles qui ont le plus grand impact sur le futur lointain, et qu’il serait donc raisonnable d’en faire une priorité majeure dans nos décisions.
C’est à ce moment-là de l’article qu’il vous faut prendre un peu de recul pour vous faire une idée sur la question. Comme mentionné au début, ces notions sont discutées avec enthousiasme dans l’altruisme efficace, et amènent à une question cruciale.
Que faire, concrètement ?
Source principale : The Case for Strong Longtermism (Arguments pour un long-termisme fort)
Investir dans l’avenir
Comme mentionné plus haut, une belle liste d’organisations travaillent déjà à identifier les meilleurs moyens d’influencer le futur lointain, principalement en étudiant les voies possibles vers une catastrophe globale. Il est bien sûr possible de rejoindre ces organisations dans leurs efforts, ce qui aurait un impact indirect sur le futur.
L’altruisme efficace s’attache à obtenir des résultats observables, faute de quoi nous pourrions dériver éternellement dans des planifications stériles. Que préconisent donc ces organisations ?
Le premier type d’action est politique. Il s’agit, non de faire une campagne électorale pour la cause du futur de l’humanité, mais de sensibiliser les décideurs à étendre leurs horizons, à mieux considérer les générations futures, et à investir dans la prévention de catastrophes plausibles.
En effet, l’état d’esprit qui amène à préserver le futur lointain est à peu de choses près le même qui permet de gérer au mieux des problèmes de grande ampleur, comme la crise climatique, ou qui demandent un effort spécifique de préparation, comme la gestion des déchets nucléaires ou le risque de pandémie future.
Le second type d’action est technique. Il s’agit d’étudier, dans les domaines impliquant des risques catastrophiques, de promouvoir un souci de sûreté et de robustesse, et d’étudier l’évolution de technologies potentiellement dangereuses. Ceci concerne notamment la recherche sur les agents pathogènes, et l’intelligence artificielle.
Ces actions sont largement préventives, à dessein : nous ne voulons pas nous retrouver dans une situation de mitigation, de réparation, qui signifierait que nous n’avons pas réussi à empêcher une catastrophe de survenir. Nous parlerons pendant longtemps, par exemple, de ce qui aurait pu être fait concernant la pandémie de COVID-19, pour éviter que le scénario ne se répète.
Source principale : Future Proof (Parés pour le Futur)
Conclusion
Il n’existe pas d’argument-massue en faveur du futur lointain, mais une série de réflexions fascinantes qui apparaissent dès que nous essayons de prendre du recul sur l’histoire de notre espèce. Que nous réserve notre futur ? Comment préparer l’avenir ?
Il n’est pas si étonnant que « notre potentiel », comme le décrit Toby Ord, devienne une priorité, si l’on l’étudie d’assez près. Vos réflexions sont les bienvenues sur le sujet !