Le mouvement animaliste devrait-il arrêter de parler des vaches ?

Tom Bry-Chevalier
23/12/2019

Article original disponible sur mon blog.

Si je vous demande de me citer un animal d’élevage, il est fort probable que vous pensiez en premier lieu à une vache, possiblement en train de paître paisiblement dans un pré. Selon un récent sondage tout à fait fiable réalisé par moi-même sur un échantillon représentatif, c’est en tout cas ce à quoi pensent 127,3 % des Français·es lorsqu’on les interroge à ce sujet. D’ailleurs, quand on tape « animal d’élevage » sur un moteur de recherche, on tombe principalement sur des photos de vaches.
Plus frappant encore, si je vous demande de visualiser de la viande, je prends le pari qu’il s’agira de viande de bœuf. Et de fait, en tapant « viande » sur Google images, on ne trouve quasiment que des photos de viande bovine. À ce titre, nous ne sommes donc pas surpris·e·s que Beyond Meat ou Impossible Foods aient en premier lieu cherché à imiter le goût et la texture d’un steak haché, ou encore que la recherche sur la viande cultivée se concentre principalement sur la viande bovine. Mais peut-être devrions-nous en être étonné·e·s ?

Les vaches représentent un pourcentage infime des animaux que nous mangeons

Beaucoup d’entre nous trouvent normal et peu surprenant que tant d’efforts soient dirigés vers l’imitation ou la production via l’agriculture cellulaire de viande bovine. Pourtant, dans l’optique d’un remplacement de la viande par les alternatives que nous venons d’évoquer, ce choix est loin d’aller de soi.

À l’échelle mondiale, nous consommons environ 70 millions de tonnes de viande bovine par an. C’est certes énorme, mais cela reste beaucoup moins que la chair porcine et de volaille (120 millions de tonnes par an chacune) ou de poisson (180 millions de tonnes). Chercher à trouver des alternatives à la viande de vache semble donc sous-optimal, au moins en matière de quantités substituables. Certes, dans le contexte occidental, la répartition est différente et la viande bovine occupe proportionnellement une place bien plus importante. Cependant, et l’on arrive ainsi à mon second point, les animalistes devraient réfléchir non pas en quantité de tonnes de viande, mais en nombre d’individus.

Ainsi, comme le soulignait le brillant Tom Bry-Chevalier dans un excellent article : « Même aux Etats-Unis, pays du burger et des steakhouses, les vaches représentent proportionnellement une quantité infime des animaux tués : à peine 0.06 %. […]

Si on prenait au hasard un animal tué aux États-Unis pour la consommation humaine, nous aurions 83,4 % de probabilités que cet animal soit un poisson et 15,8 % de probabilités qu’il soit un poulet. Autrement dit, nous avons moins d’1 % de chances que cet animal ne soit ni un poulet ni un poisson. Il nous faut donc modifier l’image mentale que nous nous faisons des animaux que nous mangeons. »

source : https://faunalytics.org/fundamentals-farmed-animals/

Même en imaginant que nous arrivions à remplacer la totalité des 70 millions de tonnes de viande bovine produite par an par des Beyond Burgers, un scénario totalement fantasque, nous ne diminuerions le nombre d’animaux tués que de 0.06 %. Autant dire une goutte d’eau dans l’océan de souffrances que subissent les animaux. Sans remettre en cause la formidable opportunité offerte par l’agriculture cellulaire et la viande végétale, on peut cependant regretter qu’une majorité des efforts soient dirigés vers le remplacement de la viande bovine plutôt que celle de poisson ou de poulet. Dans une même logique, on peut également déplorer le fait que le sort des vaches (et des cochons) soit autant mis en avant par les mouvements animalistes, que ce soit via leurs visuels, enquêtes ou campagnes de sensibilisation. En effet, si nous cherchions à réduire le plus efficacement possible le nombre d’animaux tués par an, nous devrions nous concentrer quasi exclusivement sur les poissons et les poulets. Si ces derniers font malgré tout régulièrement l’objet d’enquêtes et d’une attention médiatique importante, on ne peut malheureusement pas en dire autant des animaux aquatiques qui sont les grands oubliés de la cause animale alors même qu’ils représentent l’écrasante majorité des animaux que nous mangeons.

Par ailleurs, une des diversions carnistes (qui fonctionne plutôt bien) consiste à invisibiliser les victimes en prétendant que les animalistes sont « anti-viande », et non anti-meurtre. En mettant ainsi l’accent sur la matière, qui ne pose pas de problème en soi, les carnistes évacuent ainsi toute la dimension morale de la consommation de la chair des animaux. Porter les arguments sur le nombre de victimes causé par une matière analogue (viande d’oiseaux ou de mammifères), permet de faire la distinction dans notre discours et rappeler que nous ne sommes pas « anti-viande », mais que nous nous intéressons aux victimes.

De tous les animaux que nous mangeons, les vaches ont sans doute la vie la moins mauvaise

Il est peu dire que la plupart des gens ont une image d’Épinal de ce qu’est l’élevage. Et c’est sans même parler de ce fameux oncle qui possède un élevage où les animaux sont heureux et batifolent à longueur de journée. Il est d’ailleurs intéressant de noter que lorsque les anti-véganes notoires défendent un élevage éthique, respectueux des animaux et de l’environnement, ils s’appuient quasi systématiquement sur l’élevage bovin pour justifier leurs arguments. Et pour cause : si beaucoup de bovins jouissent encore d’un accès à l’extérieur, ils font figure d’exceptions parmi les animaux d’élevage. C’est ainsi qu’en France 83 % des poulets de chair sont élevés sans accès à l’extérieur, 69 % poules pondeuses sont élevées en batterie de cages, 99 % des lapins sont élevés en batterie de cages, et 95 % des cochons sont élevés sur caillebotis en bâtiments. Pour ce qui est des poissons, la moitié de ceux que nous consommons proviennent d’élevages aux conditions de vie épouvantables, et ceux qui sont pêchés souffrent régulièrement d’une mort particulièrement lente et douloureuse, l’étourdissement étant loin d’être la norme.

Non seulement les vaches représentent une quantité infime des animaux que nous mangeons, mais en plus elles sont probablement les moins à plaindre (ce qui ne veut pas dire que leur élevage est moralement acceptable pour autant). Nos « adversaires » l’ont probablement compris, et c’est peut-être pour cela qu’ils mettent autant l’emphase sur les gentils éleveurs qui élèvent leurs vaches heureuses dans des prairies bonnes pour l’environnement et la réduction des gaz à effet de serre (rappelons au passage que le stockage de carbone sous les prairies et les haies ne permet qu’une compensation comprise entre 5 et 30 % des émissions de GES des systèmes laitiers spécialisés, et probablement moins encore pour les élevages de vaches élevées pour leur chair) plutôt que sur l’élevage de cochons, de lapins ou de poulets.

Mettre l’emphase sur les vaches nuit probablement aux autres animaux

Comme nous venons de le voir, mettre l’accent sur l’élevage bovin produit une vision biaisée de la situation des animaux élevés aujourd’hui pour la consommation humaine, en plus de ne pas présenter les arguments contre l’exploitation animale selon leur meilleure version possible, permettant ainsi aux anti-véganes peu scrupuleux·euses de perpétuer une image idéalisée de ce qu’est l’élevage. Par ailleurs, on peut aisément imaginer qu’aussi longtemps que l’évocation de l’élevage génèrera spontanément dans l’esprit des gens des images de vaches dans des prés plutôt que de poulets entassés dans des entrepôts, leur adhésion aux idées animalistes s’en trouvera freinée.

On peut également analyser la situation du point de vue du coût d’opportunité. Parler de vaches plutôt que de poulets ou de poissons implique un moins grand nombre d’animaux sauvés pour une même diminution de la quantité de viande consommée. Ainsi en admettant que l’élevage d’un poulet permette de produire 1,5 kilogramme de viande alors que l’élevage d’une vache en génère 300 kilogrammes, une même diminution en matière de tonnes de viande produite permettrait d’épargner 200 poulets pour une vache.

Enfin, et il s’agit peut-être de la meilleure raison pour laquelle les mouvements animalistes ne devraient plus parler de vaches : on observe que le recul de la consommation de la viande rouge s’accompagne d’une hausse de la consommation de la chair de volaille (et probablement de poisson), et donc in fine d’un plus grand nombre d’animaux tués. En effet : « si on regarde sur les deux dernières décennies, la consommation [de viande] a plutôt baissé, exception faite de la volaille, dont la demande est en hausse quasi constante ». Si cette tendance s’explique possiblement par le fait que les gens souhaitent diminuer leur consommation de viande pour des raisons environnementales et de santé, elle devrait cependant nous alerter, en tant qu’antispécistes, quant aux stratégies de persuasion que nous utilisons.

Quelques arguments pour continuer à parler des vaches et leurs limites

Bien que j’adore les vaches parce qu’elles sont trop mignonnes, curieuses, et plutôt drôles, le·la lecteur·rice averti·e aura compris que je prône ici non seulement de ne plus mettre l’accent sur l’élevage et la viande bovine, mais aussi de ne plus parler de vaches du tout lorsque l’on promeut un discours animaliste ou antispéciste. De ne plus mener d’enquêtes dans des abattoirs et élevages bovins, de ne plus utiliser de visuels ou de photos de vaches, etc. Finalement, je souhaiterais modifier les représentations mentales que nous nous faisons de l’élevage pour que celles-ci collent davantage à la réalité, une réalité où les vaches ne représentent qu’un pourcentage infime des animaux tués et consommés par les humain·e·s. Néanmoins, j’imagine que certaines personnes ne sont pas nécessairement de cet avis et pourraient avancer ce genre d’arguments :
1) Il est plus facile de ressentir de l’empathie pour une vache que pour un poulet ou un poisson.
C’est certainement vrai et je vois plusieurs réponses possibles à cet argument. En premier lieu, même en admettant que nous soyons incapables de ressentir de l’empathie pour d’autres animaux que les mammifères, je pense qu’il serait alors judicieux de mettre l’accent sur les cochons plutôt que sur les vaches. D’une part parce que les cochons représentent une quantité plus importante des animaux tués pour notre consommation, mais surtout parce que leurs conditions d’élevage sont bien moins reluisantes : castration à vif des porcelets, caudectomie, élevage sur caillebotis pour 95 % d’entre eux, réduction extrême de la liberté des truies gestantes, etc. L’élevage de cochons offre donc moins de terrain aux personnes défendant l’élevage tout en produisant des représentations mentales moins confortables.
De plus, nous souhaitons certainement augmenter l’empathie des gens vis-à-vis des poissons et des poulets, et le faire pour les vaches représente un coût d’opportunité important. Enfin, en admettant que les actions augmentant notre empathie à l’égard des autres animaux diminuent la consommation de ces derniers, il faudrait que les actions en faveur des vaches soient 200 fois plus efficaces que celles en faveur des poulets pour aboutir à une même diminution d’individus tués.
2) L’élevage bovin est le principal responsable des émissions de gaz à effet de serre dus à l’élevage, et il plus facile de convaincre les gens de diminuer leur consommation de viande pour des raisons environnementales
Je pense que c’est certainement vrai. Cependant, comme évoqué plus haut, il semblerait que mettre l’accent sur le rôle de la viande rouge dans les émissions de gaz à effet de serre aboutisse certes à une réduction de la consommation de celle-ci, mais s’accompagne d’un transfert de la consommation vers les viandes blanches, et en particulier les volailles. Résultat désastreux d’un point de vue antispéciste ou animaliste puisqu’il augmente le nombre total d’animaux tués.
Une solution possible selon moi serait donc de ne pas distinguer le rôle de l’élevage bovin dans les émissions de GES, et de plutôt promouvoir l’alimentation végétarienne ou végétalienne comme un « package » pour réduire les émissions de GES. Il me semble que c’est déjà ce que font la plupart des militant·e·s animalistes (ainsi que les scientifiques), cependant je pense que c’est possiblement se tirer une balle dans le pied que de vouloir souligner les effets dévastateurs extraordinaires d’un steak sur la consommation d’eau, le nombre de terres utilisées, etc.

3) Il serait spéciste de reléguer les vaches au second plan
Sans même défendre l’idée des bénéfices potentiels d’une forme de spécisme instrumental à l’encontre des vaches pour faire reculer le spécisme d’un point de vue global, je pense qu’on peut au contraire argumenter qu’il est spéciste de donner si peu d’importance et de visibilité aux poissons et aux poulets compte tenu de leur nombre. Les vaches représentant moins de 0,1 % des animaux que nous tuons, je ne vois pas ce qu’il y a de spéciste à ne les mettre en avant que dans 0,1 % des actions antispécistes.

Conclusion : Adieu veaux, vaches et cochons ?

Si l’on souhaite réduire le plus rapidement et le plus efficacement possible le nombre total d’animaux tués dans le monde, il est probable qu’il soit pertinent de se concentrer principalement sur les poissons et les poulets plutôt que les vaches. Que cela soit lors de campagnes de sensibilisation, mais également (surtout ?) lors de la promotion d’alternatives à l’alimentation carnée traditionnelle. Si nous promouvons un discours réductionniste, accompagnons-le d’une recommandation à prioritairement exclure de son assiette les animaux marins et les poulets. Si nous croyons au potentiel de la viande cultivée et de la viande végétale, encourageons les entreprises qui les produisent à proposer des nuggets plutôt que des steaks. Il est très important que nous parvenions à modifier les représentations mentales que nous nous faisons des animaux que nous mangeons. N’oublions pas que si nous prenions au hasard un animal tué pour la consommation humaine, celui-ci serait un poulet ou un poisson dans plus de 99 % des cas.
Enfin, si je reconnais qu’il est tentant de mettre en avant les vaches parce que c’est là que se situe l’imaginaire collectif, et que l’on se figure que le reste suivra si on arrive à faire tomber cette clef de voûte, je pense cependant que ce serait une erreur de ne pas chercher à nous-mêmes définir les règles du débat, en le replaçant systématiquement sur un terrain bien plus favorable à la condition animale.

Notes et références
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