L’absence de controverse au sujet de l’aide ciblée
Article original par Holden, le 6 novembre 2015 (mise à jour le 26 juin 2016), The GiveWell Blog. URL : https://blog.givewell.org/2015/11/06/the-lack-of-controversy-over-well-targeted-aid/
GiveWell est une organisation à but non lucratif qui évalue des ONG en fonction de l’impact positif qu’elles génèrent, en termes de vies sauvées et améliorées. Son but est de guider les potentiels donateurs en déterminant, grâce à des analyses détaillées, les opportunités de dons les plus efficaces [1].
Les actions menées par les organisations en haut de son classement, sont souvent assimilées à l’aide internationale dans la mesure où elles se concentrent en majorité sur le continent africain et dans les domaines de la santé ou de la lutte contre l’extrême pauvreté. Or, il est courant, au moins depuis les années 1990, de critiquer l’aide internationale, et en particulier l’aide intergouvernementale, considérée comme inefficace voire contre-productive [2].
Dans ce billet, publié sur le blog de GiveWell et que nous avons traduit, Holden revient sur les principales critiques faites à l’encontre de cette aide pour y répondre, et surtout montrer en quoi elles ne remettent pas en cause l’impact positif des organisations recommandées par GiveWell.
De nombreux débats publics très médiatisés posent la question de la valeur de l’aide internationale (exemple). Ces débats mobilisent généralement des personnes et des arguments intelligents des deux côtés, et donnent à beaucoup l’impression — et ce à juste titre — que la question « Est-ce que l’aide fonctionne ? » est complexe et sans réponse simple.
Cependant, nous pensons que ces débats sont parfois mal interprétés, ce qui cause une confusion et des inquiétudes inutiles. Plus précisément, les gens posent parfois des questions comme : « Puisque beaucoup de personnes bien informées croient que l’aide fait plus de mal que de bien, pourquoi devrais-je croire que les organisations les mieux classées par GiveWell aident en quoi que ce soit ? »
Nous pensons que les plus éminent.e.s « critiques de l’aide »[3] ne donnent pas d’arguments significatifs allant contre les types d’activités sur lesquelles les ONG recommandées par GiveWell (c’est-à-dire ceux en haut de notre classement) se concentrent, et particulièrement en ce qui concerne les interventions de santé. Leurs critiques se focalisent plutôt sur les préjudices causés par l’aide intergouvernementale, en particulier lorsqu’elle ne cible pas efficacement ceux qui en ont le plus besoin et qu’elle ne se concentre pas efficacement sur des interventions aux résultats solides.
Bien que nous recherchons et reconnaissons les inconvénients possibles du travail effectué par les organisations que nous recommandons (exemple), nous ne croyons pas qu’il soit possible de démontrer sérieusement que leurs effets négatifs l’emportent sur les effets positifs. Passer en revue chaque dommage possible et discuter de son lien avec nos meilleures ONG pourrait donner lieu à un long et fastidieux compte-rendu (notez que nous abordons de nombreux préjudices potentiels dans notre FAQ) ; cet article a pour but, plus simplement, de discuter des idées de ces « sceptiques de l’aide » et de démontrer qu’ils fournissent peu (si ce n’est aucun) argument contre le type de travail effectué par les actions caritatives que nous mettons en avant.
Nous nous concentrerons sur les trois personnes qui nous semblent être les critiques les plus connu·e·s : Bill Easterly, Angus Deaton et Dambisa Moyo.
William Easterly
William Easterly a débattu avec Jeffrey Sachs sur les mérites des ambitieux programmes d’aide. Il a également écrit de nombreux ouvrages remettant en question l’efficacité de ce qu’il appelle « les efforts de l’Occident pour aider le reste. »
Le plus connu de ces écrits est sans doute Le fardeau de l’homme blanc (The White Man’s Burden) qui contient le passage suivant :
« Une fois que l’Occident sera prêt à aider les individus plutôt que les gouvernements, certains casse-têtes qui paralysent l’aide internationale seront résolus… Abstraction faite de la tâche impossible du développement économique général, l’aide peut accomplir bien plus que ce qu’elle fait actuellement pour soulager les souffrances des pauvres… Il faut remettre l’accent là où il devrait être : fournir aux populations les plus pauvres du monde des biens aussi évidents que des vaccins, des antibiotiques, des compléments alimentaires, des semences améliorées, des engrais, des routes, des forages, des conduites d’eau, des livres, et des infirmières. Cela ne signifie pas rendre les pauvres dépendants de l’aumône ; cela leur donne la santé, la nutrition, l’éducation, et d’autres intrants qui leur permettent de développer leurs propres efforts pour améliorer leurs vies. »
Ses autres écrits semblent globalement cohérents avec ce message. Par exemple, « Can the West Save Africa? » examine le bilan de plusieurs classifications générales de l’aide et met l’accent sur les résultats solides de celle axée sur la santé (p. 53–62). L’extrait affirme que : « Cette enquête oppose l’approche prédominante dite “transformationnelle” des changements occasionnels (L’Occident sauve l’Afrique) à l’approche “marginale” (l’Occident aide pas à pas les Africains individuellement). L’approche “marginale” a connu quelques succès qui ont permis d’améliorer le bien-être des populations en Afrique, la spectaculaire chute du taux de mortalité par exemple. »
Nous avons quelques désaccords avec Easterly. Cependant, le gros de ses critiques à l’encontre de l’aide semble dirigé vers un type d’aide différent de celui que prodiguent les ONG au sommet de notre classement. Et, comme nous l’avons vu plus haut, il manifeste explicitement une attitude plus positive à l’égard de l’aide qui se concentre sur des interventions relativement simples visant à aider directement les individus.
Angus Deaton
Angus Deaton a reçu récemment beaucoup d’attention pour ses critiques à l’égard de l’aide humanitaire et intergouvernementale. Il est l’auteur de La grande évasion, ouvrage dans lequel il discute des améliorations majeures et inégales en matière de richesse et de santé qui ont eu lieu dans les 250 dernières années. Il reste, par ailleurs, assez sceptique quant au rôle de l’aide. Récemment, il a remporté le prix Sveriges Riksbank en sciences économiques à la mémoire d’Alfred Nobel.
Deaton semble être favorable à un type d’aide particulier qui recouvre en partie celui promu par Easterly.
Dans son livre, il affirme que :
« Les campagnes de santé, aussi appelées « programmes de santé verticaux », ont permis de sauver des millions de vies. Parmi les autres initiatives verticales, on peut citer la campagne réussie pour éliminer la variole dans le monde entier ; la campagne contre l’onchocercose (ou cécité des rivières) menée conjointement par la Banque Mondiale, le Centre Carter, l’OMS et Merck ; et la tentative encore en cours — mais actuellement inachevée — pour éliminer la polio. »
Plus loin dans l’ouvrage, il déclare : « il doit y avoir des cas dans lesquels l’aide est bénéfique, du moins dans l’ensemble. J’ai déjà plaidé en ce sens pour l’aide axée sur la santé. »
Il mentionne notamment « les biens publics classiques de la santé publique, tels que l’eau potable, l’assainissement de base et la lutte antiparasitaire » comme biens prometteurs pour l’aide, soulignant leur pertinence dans les « environnements à faibles capacités [4] ».
Dans la majorité de son livre, il soutient que l’aide n’a pas joué un rôle majeur (si ce n’est aucun rôle) dans les plus grandes améliorations en termes de richesse et de santé. Il souligne également à quel point une grande partie de l’aide est mal ciblée :
« Si l’aide n’arrive pas aujourd’hui à éliminer la pauvreté globale, c’est en partie parce qu’elle essaye rarement de le faire. La Banque mondiale bat pavillon de l’élimination de la pauvreté, mais la majorité des flux de l’aide internationale ne proviennent pas d’organisations multilatérales comme la Banque mondiale mais sont des aides « bilatérales », d’un pays vers un autre. Et les différents pays utilisent cette aide à différentes fins. Ces dernières années, certains pays donateurs ont renforcé l’aide pour soulager la pauvreté, avec le Département du Développement International (DFID) britannique à leur tête. Mais, dans la plupart des cas, l’aide reste moins guidée par les besoins des bénéficiaires que par les intérêts en termes de politique intérieure et internationale des pays donateurs. Cela est peu surprenant dans la mesure où les gouvernements donateurs sont démocratiques et dépensent l’argent du contribuable. »
Comme Easterly, Deaton ne s’attaque pas directement aux organisations bien classées par GiveWell. Il manifeste un grand scepticisme vis-à-vis des expériences de pensée de Peter Singer et quant au fait d’être trop littéral/linéaire dans l’estimation de certaines choses comme le « coût par vie sauvée » (une position que nous partageons dans une certaine mesure). Mais son travail ne semble pas fournir une base assez solide pour accuser les programmes d’aide relativement simples et ciblés (en particulier ceux concentrés sur la santé publique) d’être néfastes.
Dambisa Moyo
Dambisa Moyo est l’autrice de L’Aide fatale : Les ravages d’une aide inutile et de nouvelles solutions pour l’Afrique. Elle critique sévèrement l’aide en général, et l’accuse de causer activement du tort. Cependant, elle est aussi assez explicite sur le fait que son ouvrage ne se concentre que sur l’aide intergouvernementale, et non sur les initiatives privées d’aide :
« Mais ce livre ne s’intéresse pas à l’aide d’urgence ou de bienfaisance… par ailleurs, l’aide privée et l’aide d’urgence sont presque dérisoires comparées aux milliards transférés chaque année directement aux gouvernements des pays pauvres »
En 2013, elle est revenue sur ce point en réponse à la critique que Bill Gates avait faite à son encontre : « Je trouve cela décevant que M. Gates non seulement associe mes arguments sur l’aide structurelle avec ceux sur l’aide d’urgence ou des ONG, mais aussi qu’il utilise cette interprétation grossière et erronée de mon travail pour attaquer publiquement mes connaissances, mon expérience, et mon système de valeurs. »
Conclusion
Les personnes mentionnées ci-dessus soulèvent des critiques potentiellement importantes de l’aide. Elles se demandent si cette aide est à la hauteur de ses ambitions, si elle a contribué substantiellement à la croissance économique, si sous certaines de ses formes elle n’a pas pu renforcer des gouvernements répressifs, et plus encore. Malgré tout, elles restent aussi plutôt explicites quant aux limites de leurs critiques.
Les ONG que nous recommandons se concentrent sur (a) des programmes de santé publique robustes qui apportent des interventions pour combattre des maladies (comme le paludisme ou les infections parasitaires) majoritairement inconnues aux États-Unis ; (b) des transferts directs d’argent, généralement en une fois pour éviter de créer une dépendance. Je pense qu’il faudrait aller beaucoup plus loin pour parvenir à défendre l’idée que ces types d’interventions causent du tort. Et je ne pense pas que les arguments des plus important.e.s critiques de l’aide — aussi nécessaires soient-ils dans de nombreux contextes — fournissent des bases solides pour défendre une telle position.
Notes de bas de page :
[1] Pour en savoir plus : https://www.givewell.org/main?utm_expid=.Mr3umtjnSuel86Mlr0lMEA.1&utm_referrer=
[2] Pour plus d’informations sur le débat, voir https://en.wikipedia.org/wiki/Aid#Criticism
[3] Appelés “aid critics” dans le texte original n.d.t.
[4] Expression qui désigne les pays ou régions où les moyens financiers et en termes de matériel ou d’infrastructures notamment de santé sont extrêmement limités n.d.t.