La vaccination contre le doute
Cet article est une traduction du post « The cowpox of doubt » de Scott Alexander.
Je me souviens avoir entendu quelqu’un que je connais essayer d’expliquer la rationalité à ses amis.
Il a commencé par dire : « il est important d’avoir des croyances correctes. Vous pouvez penser que c’est évident, mais pensez aux créationnistes, aux homéopathes, et aux gens qui pensent que l’alunissage était un canular ». Et puis il a continué dans la même veine.
Et j’ai pensé : « NON NON NON NON NON NON NON NON ! »
Je vais faire une confession. Chaque fois que quelqu’un parle de la stupidité des créationnistes, des moon-hoaxers et des homéopathes, ça me met mal à l’aise.
Ce n’est pas que les moon-hoaxers, les homéopathes et autres ne soient pas stupides. Ils le sont. Ce n’est même pas que ces gens ne font pas de mal. Ils peuvent être dangereux.
Ce qui m’agace chez les gens qui passent leur temps à s’en prendre aux homéopathes, ou à ceux qui pensent que l’humain n’est jamais allé sur la Lune — sans pour autant éprouver le moindre intérêt pour la médecine ou l’histoire de l’espace — c’est que cela ressemble à une tentative de faire de l’irrationalité une caractéristique de l’Autre.
Ils disent : « Regardez, par ici ! Ce sont des gens irrationnels, qui croient des choses que l’on peut instantanément rejeter comme stupides. Des choses que nous ne sommes pas tentés de croire, pas un seul instant. Ce doit être qu’ils ne savent pas réfléchir et que nous sommes rationnels ».
Mais pour moi, le mouvement rationaliste consiste à interroger sa propre irrationalité.
Il s’agit de réaliser que vous, oui vous, pouvez vous tromper sur les choses dont vous êtes le plus certain, et que rien ne peut vous sauver, sauf peut-être une paranoïa épistémique extrême.
Parler trop souvent de créationnistes et d’homéopathes, du moins de la façon dont nous le faisons, est contre-productif pour cet objectif. Commencez à présenter quelques exemples de fausses croyances dont il est évident qu’elles sont stupides à quelqu’un, et il commencera à penser que toutes les fausses croyances sont évidentes et faciles à identifier. Donnez trop d’exemples de fausses croyances qui ne sont pas attrayantes pour eux, et ils commenceront à croire qu’ils sont immunisés contre la propension à croire des choses fausses.
Et cela fait de la négligence ou de la paresse, des vertus.
Prenons l’homéopathie. Je ne peux même pas compter le nombre de fois où j’ai entendu des gens dire : « les homéopathes ne réalisent pas que les croyances nécessitent des preuves. Aucune étude, nulle part, n’a jamais trouvé que l’homéopathie était efficace ! »
Et pourtant, évidemment que des dizaines d’études ont montré que l’homéopathie était efficace.
« Bien sûr, mais elles n’étaient pas en double aveugle ! Ce que vous ne réalisez pas, c’est qu’il peut y avoir des effets placebo de… »
Et pourtant, beaucoup de ces études sont issus de grands essais contrôlés randomisés en double aveugle, ou même des méta-analyses de ce type.
« Certes, mais elles ne sont pas publiées dans des revues réputées. »
La réputation de The Lancet est-elle suffisante pour vous ?
« Mais les homéopathes ne réalisent même pas que beaucoup de leurs concoctions ne contiennent pas une seule molécule de substance active ! »
Mais bien sûr que si qu’ils le savent, presque tous les homéopathes en sont conscients. Et le mécanisme qu’ils proposent pour expliquer les effets homéopathiques, non seulement survit à cette critique, mais dépend même d’elle.
« Mais tous les médecins et biologistes s’accordent à dire que l’homéopathie ne fonctionne pas ! »
Avez-vous déjà pris les cinq secondes que cela nécessiterait pour consulter une enquête sur le pourcentage de médecins et de biologistes qui pensent que l’homéopathie ne fonctionne pas ? Ou bien supposez-vous que c’est vrai parce que quelqu’un de votre camp vous l’a dit et que cela vous semble juste ?
Je suis bien sûr méchant ici. Être ouvert aux homéopathes — lire attentivement toutes les recherches sur le sujet, consulter leurs propres écrits afin de ne pas accidentellement faire d’homme de paille, revérifier toutes vos hypothèses apparemment « évidentes » — serait une perte de temps.
Et quelqu’un qui vous demanderait d’être ouvert d’esprit sur l’homéopathie ne serait pas votre ami. Il serait probablement un émissaire de l’homéopathie, et vous feriez mieux de l’ignorer.
Mais c’est exactement le problème !
Plus nous nous concentrons sur l’homéopathie, les théories du complot sur la Lune, et le créationnisme — plus les gens qui n’ont jamais été attirés par ces croyances se contentent de simplement les « debunker » — en le faisant des centaines de fois pour s’amuser — plus nous faisons passer le message que ces croyances sont un échantillon représentatif du genre de problèmes auxquels nous sommes confrontés.
Et plus nous faisons cela, plus nous entraînons les gens à faire de l’approche « correcte » de l’homéopathie — ignorer les mauvaises recherches et les hommes de paille de notre propre camp tout en étant très méfiants à l’égard de ceux qui nous disent d’être prudents — l’approche standard de toute controverse.
Et puis on se retrouve avec des personnes croyant pléthore de recherches de mauvaise qualité — parce qu’après tout, le monde est divisé entre des choses comme l’homéopathie Qui N’ont Jamais Eté Etayées Par Aucune Preuve, et des choses comme la médecine conventionnelle qui font l’objet d’Etudes Dans De Vraies Revues Par De Vrais Scientifiques.
Ou bien, on se retrouve avec des gens qui perdent toute subtilité et modération dans leurs convictions politiques, ne remettant jamais en cause les affirmations de leur propre camp, parce que le monde est divisé entre des Gens Comme Moi Qui Connaissent La Bonne Réponse, et des Emissaires De l’Autre Camp Qui Me Disent d’Etre Ouvert d’Esprit Pour Me Tendre un Piège.
Ce post a été en partie inspiré par l’ouvrage de Gruntled et Hinged, You Probably Don’t Want Peer-Reviewed Evidence For God. Mais il y a un aussi un post de G&H qui m’a fait encore plus réfléchir.
L’inoculation consiste à utiliser un pathogène relativement inoffensif comme la variole des vaches pour renforcer l’immunité contre un pathogène plus dangereux comme la variole humaine. En psychologie, l’effet d’inoculation se produit lorsqu’une personne, après avoir été confrontée à plusieurs arguments faibles contre une proposition, devient immunisée contre des arguments plus forts contre la même position.
Dites à une personne religieuse que le christianisme est faux parce que Jésus n’est qu’une escroquerie flagrante du dieu guerrier Mithras, et elle ouvrira un livre d’histoire du Proche-Orient, remarquera que ce n’est pas vrai du tout, puis sera d’autant plus sceptique quant au prochain argument contre sa foi. « Oh, les athées. Ce sont ces gens qui pensent des choses stupides comme Jésus = Mithras. Je me suis déjà rendu compte qu’elles ne valent pas la peine d’être prises au sérieux. » A l’exception que cela sera ancré encore plus profondément dans leur esprit, à un niveau qui précède et qui est immunisé à la pensée consciente.
Donc nous sommes en train de prendre des gens intelligents qui veulent apprendre sur Internet et nous les exposons à tout un tas de théories incroyablement stupides — la théorie du complot sur la lune, l’homéopathie, le créationnisme, les anti-vaccins, les reptiliens, ce type qui pensait que la fin du monde viendrait il y a quelques années, peu importe. Et ces croyances sont facilement débunkées, et toutes choses que vous et tous vos amis croyaient comme étant évidemment vraies sont, en fait, évidemment vraies, et tout le temps que vous auriez pu passer à enquêter pour savoir si vous aviez tort aurait été du temps perdu.
Et je crains que nous soyons en train de vacciner les gens contre le fait de lire des études et faire des recherches par eux-mêmes, en les incitant plutôt à faire confiance aux débunkeurs flatteurs qui nous disent à quel point l’autre camp est stupide.
Que nous soyons en train de vacciner les gens contre le fait de penser qu’il pourrait y avoir des éléments vrais et importants des deux côtés d’un sujet.
Que nous soyons en train de vacciner les gens contre le fait de comprendre que la « preuve scientifique » est un concept vraiment compliqué, et que beaucoup de choses qui se trouvent dans des revues à comité de lecture se révéleront fausses par la suite.
Que nous soyons en train de vacciner les gens contre l’idée que de nombreuses théories qu’ils trouvent absurdes ou répugnantes pour le moment, se révéleront plus tard vraies, parce que la nature se fout de nos sentiments.
Que nous soyons en train de vacciner les gens contre le doute.
Et c’est peut-être en partie une bonne chose. C’est probablement une bonne idée de faire confiance à votre médecin et aux climatologues, et il est rare que je me sente à l’aise pour remettre en question le consensus des experts.
Mais il y a aussi ce problème de centaines de religions et d’idéologies politiques différentes, et la plupart des gens grandissent dans certaines d’elles qui ont au moins en partie tort. Cela fait de cette capacité à sérieusement douter — douter de quelque chose même si toute votre famille et vos amis vous disent que c’est évidemment vrai et qu’il faut être idiot pour le remettre en question — une compétence extrêmement importante. Et elle est particulièrement importante pour les quelques rares personnes qui seront en mesure de provoquer un changement de paradigme dans une science, en doutant d’une de ses hypothèses fondamentales.
Je ne pense pas que le fait de lire sur les reptiliens ou le créationnisme affectera la capacité des gens à faire la distinction entre, disons, la théorie de l’univers cyclique et la théorie des multivers, ou d’autres débats tout aussi dépassionnés.
Mais si jamais vous avez besoin d’une vraie remise en question de vos croyances, alors tout le temps que vous passerez à vous attarder sur l’homéopathie et le créationnisme, au-delà de l’effet négligeable que cela aura sur votre vie, sera du temps passé à apprendre exactement les mauvaises habitudes mentales.