Chronologie du mouvement de l’altruisme efficace
Avertissement : cette chronologie n’a pas vocation à être exhaustive quant aux origines et à l’évolution de l’altruisme efficace. Le but est plutôt de donner un aperçu des grands moments de la construction de ce mouvement. Pour en savoir plus sur ce qu’est l’altruisme efficace, nous vous renvoyons vers notre page “Principes de l’altruisme efficace” ainsi qu’à ces ressources introductives en français et en anglais.
Le mouvement de l’altruisme efficace se structure véritablement à la fin des années 2000, d’abord dans le monde anglo-saxon. Le terme “effective altruism” même n’est choisi qu’en 2011[1]. Le mouvement se pose comme une tentative de réponse, à travers une réflexion rigoureuse s’appuyant sur les meilleures données disponibles, à une question simple : comment aider les autres le plus possible compte tenu de nos ressources limitées ? [2]
Constitution progressive du mouvement de l’altruisme efficace
(2007–2011)
Origines intellectuelles de l’altruisme efficace
De nombreux travaux en philosophie académique ont inspiré et continuent d’inspirer les idées de l’altruisme efficace. Le philosophe utilitariste et anti-spéciste Peter Singer, dans son article de 1972 “Famine, Affluence and Morality”, défend le caractère moralement obligatoire de l’action altruiste quand elle implique seulement un sacrifice négligeable pour la personne qui la fait. Puisqu’un petit sacrifice d’une personne aisée peut contribuer à améliorer substantiellement les conditions de vie d’une autre personne plus pauvre, il en conclut que la première a l’obligation morale d’aider la seconde, même si elle vit à l’autre bout du monde. Il développe ensuite cette idée et les principes de l’altruisme efficace dans des ouvrages plus grand public tels que The Life You Can Save en 2009 et The Most Good You Can Do en 2015, ainsi que dans son TED Talk de 2013. On trouve d’autres sources d’inspiration du mouvement dans les travaux de Derek Parfit, notamment sur l’éthique des populations et la possibilité d’un progrès moral, ainsi que les discussions philosophiques récentes autour de l’incertitude morale (auxquelles a contribué une des figures influentes de l’altruisme efficace, William MacAskill).
Le mouvement de l’altruisme efficace, surtout à ses débuts, s’est également inspiré d’une nouvelle approche en économie du développement apparue à la fin des années 1990. Cette approche expérimentale consiste en l’évaluation d’interventions d’aide au développement basée sur des essais randomisés contrôlés. Leurs résultats, ainsi que les outils développés entre autres par Esther Duflo et Abhijit Banerjee au Poverty Action Lab du MIT, seront ensuite repris dans le mouvement de l’altruisme efficace pour identifier des ONG mettant en place des interventions particulièrement efficaces.
L’altruisme efficace entretient par ailleurs un lien fort avec le mouvement rationaliste, qui s’intéresse à la manière dont les outils de la rationalité peuvent nous aider à prendre des décisions et à atteindre les objectifs qu’on s’est fixés. Se regroupant sur le forum Less Wrong, créé en 2006 dans la lignée du blog Overcoming Bias, certain.e.s y publient des articles sur les liens entre rationalité et altruisme, comme Scott Alexander avec son billet “Efficient Charity : Do Unto Others”. Il est vrai que les deux mouvements ont des idées en commun, notamment l’accent mis sur la raison pour mieux comprendre comment le monde fonctionne. La communauté réunie autour de Less Wrong s’intéresse aussi aux risques liés à l’intelligence artificielle, inspirée par les travaux d’Eliezer Yudkowsky, une des principales figures de ce mouvement.
Création des premières organisations
La création de l’association Giving What We Can (GWWC) en 2009 par Toby Ord et William MacAskill au Royaume-Uni est un évènement marquant dans le développement du mouvement de l’altruisme efficace. Philosophes à l’université d’Oxford, les deux fondateurs s’engagent à donner tout au long de leur vie une partie importante de leurs revenus à des organisations caritatives, puis étendent cette idée à leurs ami.e.s et collègues souhaitant en faire autant. Ils créent ainsi GWWC, une organisation internationale regroupant des personnes décidées à donner au moins 10% de leur revenu à des ONG considérées comme efficaces[3]. En novembre 2009, GWWC comptait déjà 64 donateur.trice.s qui s’engagent à donner plus de 20 millions de dollars[4].
Pour déterminer quelles organisations sont les plus efficaces en matière de lutte contre la pauvreté, ce sont les travaux de GiveWell qui sont généralement mobilisés. GiveWell est une organisation fondée en 2007 par Holden Karnofsky et Ellie Hassenfeld ayant pour mission d’identifier des interventions prometteuses dans le domaine de la santé et la pauvreté mondiale, et les ONG qui les mettent en pratique. Elle se concentre principalement sur le rapport coût / efficacité des organisations, plutôt que sur des critères traditionnellement évalués comme le pourcentage du budget de l’organisation consacré à ses frais de fonctionnement. En 2011, GiveWell collabore avec la fondation Good Ventures pour donner naissance à l’Open Philanthropy Project, qui vise à étendre la recherche de nouvelles opportunités de don à un ensemble de causes plus large que la lutte contre la pauvreté. Ils étudient ainsi des projets dans des domaines tels que la réforme de la justice pénale aux Etats-Unis, les risques de l’intelligence artificielle, la biosécurité ou encore la protection animale. L’Open Philanthropy Project promeut également un modèle de philanthropie basé sur la transparence, en mettant à disposition à toute personne intéressée leurs recherches et leurs résultats.
La même année, en 2011, afin d’étendre la réflexion sur les meilleures manières d’agir de manière altruiste aux choix de carrière professionnelle, MacAskill co-fonde avec Benjamin Todd l’organisation 80,000 Hours. Il s’agit d’une organisation qui fournit conseils et support pour avoir un meilleur impact altruiste via sa carrière. Une partie de l’équipe est alors issue de GWWC. L’année suivante, 80,000 Hours et GWWC se dotent d’une équipe salariée à plein temps.
La création du Centre for Effective Altruism (2011)
En 2011 également, la création du Centre for Effective Altruism (CEA), organisation parapluie rassemblant GWWC et 80,000 Hours, permet de trouver pour la première fois un nom au mouvement naissant. En effet, c’est seulement en décembre 2011 que le terme “effective altruism” est consacré, à l’issue d’un vote organisé par les directeurs de GWWC et 80,000 Hours. En 2016, 80,000 Hours prendra son indépendance et commencera à opérer séparément du reste du Centre for Effective Altruism.
Structuration d’un mouvement à l’ampleur grandissante
(2011–2019)
De nouvelles organisations foisonnent
À partir de 2012, les organisations se réclamant de l’altruisme efficace se multiplient. Puisqu’il est impossible de les passer toutes en revue, nous nous contenterons de présenter celles qui nous semblent les plus emblématiques.
L’organisation Effective Animal Activism (EAA), initialement une sous-division de 80,000 Hours, est créée pour intégrer des réflexions sur les animaux non-humains. Effective Animal Activism prend son indépendance et devient Animal Charity Evaluator en 2013. Ce changement de nom résulte d’un changement d’approche : originellement dédiée à la promotion de discussions sur les meilleures façons d’aider les animaux, l’organisation cherche à présent à identifier et mettre en avant les méthodes et actions les plus efficaces pour la cause animale, et évalue pour cela de nombreuses organisations.
La même année, l’organisation The Life You Can Save (TLYCS) est créée pour mettre en application les idées développées par Singer dans son ouvrage du même nom. TLYCS cherche à changer la culture du don dans les pays riches, et à orienter des ressources vers les organisations à plus fort impact se consacrant à la diminution du nombre de décès prématurés et l’amélioration des conditions de vie des personnes vivant dans l’extrême pauvreté.
En 2013, une plateforme de collaboration de bénévoles sur des projets altruistes est créée, .impact, qui devient progressivement une organisation à part entière, renommée Rethink Charity en 2017. Elle se concentre dans un premier temps sur des projets de développement de la communauté de l’altruisme efficace, comme la rédaction d’une newsletter régulière, la mise en ligne d’un forum de discussion, ou encore la création de groupes locaux dans différentes villes et universités dans le monde, avant d’inclure des projets de recherche et de redistribution des dons.
Si Oxford au Royaume-Uni et San Francisco / Berkeley aux États-Unis constituent les pôles majeurs du mouvement, les idées prospèrent également dans le monde entier. Au Canada par exemple, l’organisation Charity Science est créée en 2013 pour découvrir de nouvelles opportunités de création d’ONG avec un excellent rapport coût / efficacité, et lever des fonds pour les organisations déjà promues par GiveWell. Au sein du monde germanique, la Effective Altruism Foundation (EAF), qui se développe à Bâle (Suisse allemande) la même année, apporte une diversité linguistique ainsi qu’une approche éthique originale au sein du mouvement. EAF développe de nombreux projets avant de se concentrer plus récemment sur la recherche et le financement d’initiatives prometteuses, notamment dans le domaine des risques liés à l’intelligence artificielle.
Depuis 2015, les événements EA Global permettent de mettre en relation les personnes du monde entier qui s’intéressent à ces idées. Ils réunissent chaque année des individus ayant déjà une connaissance approfondie de l’altruisme efficace pour favoriser une meilleure coordination des diverses initiatives dans le monde. Ces événements donnent également un aperçu de l’évolution des idées dans le mouvement, grâce à des présentations sur des thématiques reliées à l’altruisme efficace. Elles complémentent ainsi les idées de base telles qu’elles sont par exemple présentées par MacAskill dans son livre Doing Good Better (2015) puis dans son TED Talk (2018).
Formation d’une communauté de recherche globale
En plus de la recherche conduite directement au sein des organisations qui se revendiquent de l’altruisme efficace (parmi lesquelles GiveWell, Animal Charity Evaluators, Open Philanthropy Project, Charity Science, Rethink Charity et le Foundational Research Institute), les idées de l’altruisme efficace donnent lieu à de fructueux échanges avec la recherche académique. Par exemple, le Future of Humanity Institute (FHI), un centre de recherche créé en 2005 à l’université d’Oxford, aborde depuis sa création des thématiques concernant le futur de l’humanité qui sont directement reliées aux idées de l’altruisme efficace. De même, le Centre for the Study of Existential Risk, à l’université de Cambridge, se concentre sur l’étude des risques extrêmes associés aux technologies émergentes et à l’activité humaine, et aborde des problèmes méthodologiques particulièrement pertinents dans une perspective altruiste efficace.
En 2014, le Centre for Effective Altruism organise un événement académique sur l’altruisme efficace intitulée Good Done Right. Il lance la même année un projet de recherche en collaboration avec le Future of Humanity Institute, le Global Priorities Project. Plus récemment, en 2018, le Global Priorities Institute est fondé à l’université d’Oxford. Il promeut un agenda de recherche académique centré autour de la priorisation de causes et de l’approche long-termiste. Cette dernière repose sur l’idée que ce sont les conséquences à très long terme de nos actions qui déterminent en grande partie leur valeur.
Multiplication des groupes locaux autonomes
Des groupes locaux (aussi appelés chapters) liés à l’altruisme efficace commencent à se structurer dès le début des années 2010, d’abord dans les universités britanniques et états-uniennes dans les pôles principaux du mouvement. Les pionniers incluent ainsi Giving What We Can: Oxford, 80,000 Hours: Cambridge ou encore Effective Altruism Harvard outre-Atlantique. En plus de chapters universitaires, des groupes se revendiquant de l’altruisme efficace se développent dans plusieurs villes du monde : à Londres dès 2012, puis dans d’autres villes d’Europe et d’Amérique du Nord, ainsi qu’en Australie / Nouvelle-Zélande. Désormais présents sur tous les continents, il existe aujourd’hui plus de 200 groupes locaux[5].
L’association Altruisme Efficace France, quant à elle, est créée en 2016 et constitue l’un des premiers groupes nationaux. Elle dispose donc d’un spectre d’actions plus large que les groupes locaux et universitaires antérieurement créés. L’association travaille activement pour diffuser les idées de l’altruisme efficace en France, où elles sont encore peu connues, et coordonne les groupes locaux et universitaires français. Sa création a été suivie par celle de nombreux autres groupes nationaux, à l’instar d’Altruismo Eficaz España, ou linguistiques, comme Chinese Effective Altruism. Les idées de l’altruisme efficace sont ainsi traduites et adaptées à des contextes locaux variés, et le mouvement s’enrichit d’une plus grande diversité de perspectives.
De plus en plus, on assiste à un développement et une professionnalisation de ce réseau international de groupes locaux, notamment à travers l’initiative lancée en 2018 par le Centre for Effective Altruism des “Community Building Grants” : des fonds permettant aux groupes locaux et nationaux les plus importants d’embaucher des salariés à plein temps. Les échanges entre groupes sont fréquents et, depuis 2016, des conférences EA Global indépendantes (EAGx) sont organisées régulièrement à différents endroits du globe pour favoriser la mise en commun des personnes et des idées.
Bien qu’il se soit considérablement développé en quelques années, le mouvement de l’altruisme efficace est encore jeune. Puisque la diversité et le débat d’idées constituent depuis le début des valeurs clés du mouvement, les progrès dans la réflexion autour de ses idées vont sans nul doute l’amener à se transformer et s’enrichir dans le futur.
Notes de bas de page :
[1] MACASKILL, William, “The history of the term ‘effective altruism” (En ligne), EA Forum, 2014, URL:https://forum.effectivealtruism.org/posts/9a7xMXoSiQs3EYPA2/the-history-of-the-term-effective-altruism
[2] Pour en savoir plus : (en anglais) “Introduction to Effective Altruism” (En ligne), Effective Altruism, 22–06–2016, URL: https://www.effectivealtruism.org/articles/introduction-to-effective-altruism/
[3] Pour plus d’informations, voir : https://www.givingwhatwecan.org/pledge/
[4] “Within a year, 64 people had joined the society, their pledged donations amounting to $21 million.”, “About us”, Giving What We Can, URL: https://www.givingwhatwecan.org/about-us/
[5] Voir https://eahub.org/groups/