Altruisme efficace et animaux non-humains — Introduction
Cet article est également publié sur mon blog personnel.
Il existe différentes manières d’aborder la question de la cause animale. Bien souvent on illustre ce fait en plaçant d’un côté l’approche utilitariste d’un Peter Singer face au déontologisme d’un Tom Regan, mais on pourrait également évoquer les approches marxistes et éco-féministes d’auteur·rice·s comme Carol J. Adams[1]. Je vais tenter dans ce billet d’envisager la cause animale sous l’angle de l’altruisme efficace[2]. Si possible je vous conseille avant la lecture de ce billet de disposer d’au moins quelques notions sur ce qu’est l’altruisme efficace, sans que cela soit pour autant indispensable. J’attire cependant votre attention sur le fait que le mouvement de l’altruisme efficace n’étant pas un bloc uni, les idées que j’évoque dans cet article ne sont pas nécessairement partagées par l’ensemble des personnes s’intéressant à l’altruisme efficace.
Imaginez que vous prépariez une expédition pour le pôle Nord : la réflexion sur l’utilisation de vos ressources serait cruciale car il vous serait impossible de tout emporter avec vous. Il s’agit là du point de départ de l’altruisme efficace : nos ressources étant limitées il convient de réfléchir aux moyens de les utiliser au mieux. Par l’utilisation d’une réflexion rigoureuse et autant que possible en s’appuyant sur des données scientifiques, l’altruisme efficace se pose comme une tentative de réponse à une question simple : comment aider les autres le plus possible compte tenu de nos ressources limitées ? Plus métaphoriquement, il s’agit d’allier le cœur et l’esprit afin de pouvoir au mieux aider les autres. Au cours des dernières années, le mouvement de l’altruisme efficace s’est pris d’un intérêt croissant pour la cause animale — et vice-versa — et il existe aujourd’hui un groupe d’individus, associations et organismes de recherche tentant de pratiquer les principes de l’altruisme efficace en les appliquant spécifiquement aux animaux non humains. Comprendre la perspective de l’altruisme efficace sur la cause animale fera l’objet d’une série de trois articles sur ce blog dont le premier, davantage introductif, tentera d’offrir une réponse à la question suivante : pourquoi se soucier du sort des animaux ?
Pourquoi s’intéresser au sort des animaux : les bases morales de l’altruisme efficace
Si l’altruisme efficace a dans un premier temps surtout été mis en pratique pour aider les humain·e·s les plus démuni·e·s, son attention a franchi la barrière de l’espèce. Ce n’est pas forcément surprenant quand on sait que l’altruisme efficace est en partie influencé par l’utilitarisme moral [3]. Ainsi, à la question “qui sont ceux et celles que nous souhaitons aider ?”, la plupart des personnes qui s’identifient à l’altruisme efficace répondrait que nous ne devrions pas nous limiter aux humain·e·s. En effet, de par sa volonté d’impartialité, l’altruisme efficace nous amène à écarter les critères arbitraires de considération morale, tels que le moment (nous nous intéressons également au bien-être des générations futures) ou le lieu de naissance. L’espèce semble faire partie de ces critères arbitraires[4]. Si avec une même somme d’argent je peux soulager une quantité différente de souffrance, il semble moralement préférable d’orienter cette somme vers la direction qui conduira à améliorer au mieux la vie des individus, qu’il s’agisse d’humain.e.s ou d’animaux. Bien sûr, cela soulève de nombreuses questions, comme celle de la capacité de différentes espèces à ressentir la souffrance[5].
A ce propos les données scientifiques peuvent nous apporter un éclairage nécessaire. Ainsi, la sentience[6] de nombreux animaux; c’est à dire leur capacité à éprouver des expériences subjectives et donc à avoir des intérêts comme celui de ne pas souffrir, est aujourd’hui attestée par de multiples études scientifiques. Il existe même un relatif consensus sur le sujet[7]. Dans le mouvement de l’altruisme efficace, une majorité de personnes adoptent une position non spéciste consistant à considérer que l’espèce n’est pas un critère moral pertinent dans notre réflexion éthique. Les intérêts des animaux non-humains sont donc pris en compte dans l’objectif de rendre le monde meilleur. Dans les faits, la diminution de la souffrance animale est souvent considérée comme une des trois grandes causes promues au sein de l’altruisme efficace, aux côtés de la lutte contre l’extrême pauvreté et l’anticipation des risques existentiels[8]. Essayons de comprendre pourquoi exactement.
Comprendre la magnitude de la souffrance liée à l’élevage : une approche probabiliste[9]
Lorsqu’il est question d’éthique animale il y a une question qui revient souvent, et qui nous servira d’exemple principal dans cet article : celle de l’élevage et de la légitimité de la consommation de produits d’origine animale (POA). Si se concentrer autant sur l’élevage plutôt que d’autres formes d’exploitation animale peut surprendre, c’est tout à fait compréhensible après un rapide coup d’oeil à ce graphique :
Nous reviendrons sur ce graphique et ses limites lors du prochain article de cette série.
Procédons maintenant à une petite interrogation. À quel point êtes-vous d’accord avec la phrase suivante ?
“Une souffrance infligée à un animal non humain est aussi significative du point de vue moral qu’une souffrance équivalente infligée à un être humain.”
En évaluant la probabilité que cette affirmation soit vraie, vous raisonnez en fait de manière bayésienne : plutôt que de répondre par “je suis d’accord” ou “je ne suis pas d’accord”, vous prenez en compte votre degré de confiance envers cette affirmation. Nous avons déjà vu qu’il était probable que beaucoup d’animaux non-humains soient sentients. Pour beaucoup de personnes, la sentience est considérée comme un critère nécessaire et suffisant pour être l’objet de notre considération. Une position raisonnable serait de dire qu’il est compliqué de répondre 0% (c’est à dire un désaccord total), car cela impliquerait un niveau de confiance absolue difficile à atteindre, allant à l’encontre de résultats scientifiques récents. Malgré tout, imaginons que vous soyez extrêmement sceptique et admettiez n’être d’accord qu’à 0,01% avec cette affirmation. Utilisons maintenant ce chiffre pour procéder à un calcul d’espérance mathématique[10] afin d’estimer les souffrances causés par l’élevage en “équivalent souffrance humaine”, ce dont il est question dans les approches probabilistes.
On estime à environ 70 000 000 000 (70 milliards) le nombre d’animaux terrestres tués par an pour produire de la nourriture et au moins 1 000 000 000 000 (mille milliards) le nombre d’animaux marins tués pour les mêmes raisons. [11]
Si vous n’êtes d’accord qu’à 0,01% avec l’affirmation morale évoquée précédemment, le calcul d’espérance en “équivalent humain” aboutit aux nombres suivants :
Animaux terrestres : 70 000 000 000 x 0,0001 = 7 000 000 (7 millions)
Animaux marins : : 1 000 000 000 000 x 0,0001 = 100 000 000 (100 millions)
Rappelons à titre de comparaison que la France compte environ 65 millions d’habitant·e·s.
Ainsi, même en attribuant une très faible probabilité de sentience aux animaux non humains ou au fait que leur souffrance doive être autant prise en compte moralement que celle des humain.e.s, l’élevage représente une catastrophe morale.
Plus simplement, l’argument peut se présenter de la manière suivante : les animaux comptent vraisemblablement d’un point de vue moral. Il y a plein d’animaux dans les élevages qui souffrent terriblement et sont tués. Donc c’est important de les aider
Dès lors que l’on prend en compte nos incertitudes empiriques (à quel point les animaux souffrent?) et morales (à quel point leur souffrance est moralement significative?), le simple fait qu’il y ait un nombre gigantesque d’animaux exploités par l’être humain est suffisant pour attirer notre attention sur leur situation. Cela fait partie des raisons pour lesquelles de nombreuses personnes dans le mouvement de l’altruisme efficace considèrent comme importante la prise en compte de la souffrance des animaux. L’argument probabiliste n’est bien sûr pas le seul argument en faveur de la fin de l’élevage[12]. Il permet cependant de se rendre compte de la magnitude du problème.
Les animaux élevés sont-ils heureux ?
Un contre-argument potentiel serait de dire que les animaux ont de bonnes conditions de vie et de mise à mort. Ainsi, bien que leur mort soit une mauvaise chose, les animaux seraient néanmoins heureux et disposeraient d’une vie qui vaut la peine d’être vécue. Plusieurs éléments limitent cependant l’existence d’une telle possibilité. En premier lieu car la plupart des animaux élevés le sont dans des conditions d’élevage extrêmes, dites “intensives”.
En France[13] :
- 83% des 800 millions de poulets de chair sont élevés sans accès à l’extérieur (ITAVI, 2016)
- 69% des 48 millions de poules pondeuses sont élevées en batterie de cages (CNPO, 2016)
- 99% des 36 millions de lapins sont élevés en batterie de cages (ITAVI, 2006)
- 95% des 25 millions de cochons sont élevés sur caillebotis en bâtiments
Dans le monde, il s’agit d’environ 90% des animaux terrestres qui viennent d’élevages industriels.
Non seulement ces conditions d’élevage peuvent être considérées comme mauvaises la plupart du temps (aucun espace, pas d’accès à l’extérieur, pas de distraction, problèmes de santé) mais la sélection génétique intense dont ont été victimes certains animaux a pour effet que même dans un environnement adéquat, ces animaux souffriraient énormément.
Ci-dessous deux graphiques : l’un montrant le poids moyen des poulets sur le marché étatsunien, l’autre sur l’âge moyen des poulets sur le marché étatsunien. On peut immédiatement remarquer une chose : les poulets ont été vendus de plus en plus jeunes et de plus en plus gros. Leur croissance extrêmement rapide n’est pas sans conséquence sur leur santé car ces poulets souffrent malgré leur jeune âge de nombreux problèmes squelettiques affectant leur capacité à se déplacer, de lésions de la peau qui peuvent s’enflammer et s’infecter, et d’une accumulation de liquide dans la cavité abdominale pouvant entraîner une insuffisance cardiaque.
Il faut cependant reconnaître que tous les animaux ne sont pas logés à la même enseigne, certains animaux bénéficiant de conditions de vie privilégiées par rapport à d’autres. Par exemple, si 99% des lapins sont élevés en batterie, de nombreuses vaches ont accès à l’extérieur.
Brian Tomasik, un chercheur au Foundational Research Institute, a essayé d’estimer la quantité de souffrance directement produite par différents types de POA. Si ces estimations ne sont pas à prendre au pied de la lettre et doivent être appréciées avec beaucoup de modestie épistémique, elles permettent cependant d’avoir une idée générale du problème. Pour arriver au tableau ci-dessous et notamment au résultat de la dernière colonne, présentant la quantité de souffrance par kilogramme pour différents POA, il a pris en compte plusieurs critères :
– Colonne 2 : La durée de vie moyenne des animaux élevés en jours
– Colonne 3 : Viande (sans les os) ou autre quantité de nourriture produite par un animal tout au long de sa vie en kilogrammes
– Colonne 4 : Un multiplicateur selon la sentience avec comme valeur maximale 1, l’auteur prenant en compte une approche gradualiste de la sentience[10]
– Colonne 5 : La quantité de souffrance par jour de vie (avec comme base la viande bovine)
– Colonne 6 : La quantité de souffrance liée à la méthode de mise à mort de l’animal
– Colonne 7 : La quantité de souffrance générée par kg de viande demandée. Colonne 7 = (colonne 2 + colonne 6) / colonne 3 * colonne 4 * colonne 5.
Source : https://reducing-suffering.org/how-much-direct-suffering-is-caused-by-various-animal-foods/
La conclusion à laquelle parvient Tomasik est non seulement que différents types de produits d’origine animale génèrent une quantité variable de souffrance par kilo, mais surtout que cette variabilité est colossale et donc que d’un point de vue éthique toutes les viandes ne sont pas équivalentes. D’après ses estimations, manger 1 kg de saumon d’élevage ou de poulet crée bien plus de souffrance que de manger 1 kg de boeuf. Dès lors, diminuer sa consommation de viande rouge au profit de poisson ou de poulet, comme cela se fait souvent chez les personnes soucieuses de l’environnement, est mauvais du point de vue de la souffrance animale.
Qui sont les animaux que nous mangeons ?
Intuitivement, quand on imagine une ferme, ou des animaux d’élevage, on visualise surtout des vaches dans un pré, des cochons et des poules. Mais cette vision colle-t-elle avec la réalité ? Pour se donner une première idée, on peut par exemple jeter un oeil à la production de viande dont l’unité de mesure est généralement la tonne. On tombe alors sur le graphique suivant :
Première surprise (peut-être), la “viande” dont la production (donnée en tonnes) est la plus élevée est le poisson, et ce de très loin. Viennent ensuite la viande de volaille et la viande porcine, provenant en grande partie de Chine, et enfin la viande bovine. Si nous mettons ces données en relation avec les estimations précédentes, où nous arrivions à la conclusion que les types de POA générant le plus de souffrance par kilo étaient le poisson et le poulet, la situation des animaux que nous mangeons devient encore plus alarmante.
Une autre manière de répondre à la question “qui sont les animaux que nous mangeons” est de considérer une approche en termes de nombre d’individus. D’un point de vue éthique, il est préférable toutes choses égales par ailleurs de manger un animal de 100kg plutôt que 5 animaux de 20kg. Exprimer les données en tonne plutôt qu’en nombre d’individus, outre le fait de réifier les animaux, ne permet de saisir certaines nuances comme le nombre de vies auxquelles il a fallu mettre fin pour produire ce que nous mangeons. Par ailleurs, on peut penser qu’il est bien plus pertinent d’un point de vue moral de se concentrer sur les individus. Ci-dessous un graphique estimant le nombre d’individus mangés aux Etats-Unis.
Le tableau qui se dresse alors est probablement très éloigné de la plupart de nos intuitions. Même aux Etats-Unis, pays du burger et des steakhouses, les vaches représentent proportionnellement une quantité infime des animaux tués : à peine 0.06%. Ce nombre pourrait paraître négligeable s’il ne correspondait pas à environ 30 millions d’individus, un peu moins de la moitié de la population française ; c’est dire tant le nombre d’animaux tués est astronomique.
Si on prenait au hasard un animal tué aux Etats-Unis pour la consommation humaine, nous aurions 83,4% de chances que cet animal soit un poisson et 15,8% de chances qu’il soit un poulet. Autrement dit, nous avons moins d’1% de chances que cet animal ne soit ni un poulet ni un poisson. Il nous faut donc modifier l’image mentale que nous nous faisons des animaux que nous mangeons et de leurs conditions d’élevage. Certes, les vaches sont en général mieux loties en comparaison du reste des animaux, et on imagine qu’il pourrait même exister des élevages de bovins respectueux de leur bien-être. Mais le nombre d’individus concernés est absolument dérisoire face au reste des animaux que nous mangeons. Les conditions de vie des bovins ne sont pas représentatives de l’expérience moyenne des animaux mangés, et à ce titre elles ne devraient pas occulter la réalité du quotidien de la plupart des animaux.
A la question “qui sont les animaux que nous mangeons ?” la réponse est donc : “surtout des poissons et des poulets”. A la question “les animaux élevés sont-ils heureux ?” la réponse semble être non dans la grande majorité des cas. À la suite de ce que nous venons de voir ensemble, on pourrait penser que la solution au problème de la souffrance des animaux d’élevage serait de ne manger que des vaches élevées avec de bonnes conditions de vie. Ainsi non seulement nous mangerions moins d’individus, mais en plus ceux-ci auraient peut-être bénéficié d’une vie qui vaut la peine d’être vécue. Cependant, même si nous trouvions moralement acceptable la mise à mort d’animaux pour nous nourrir, cette solution ne serait pas optimale en raison d’un autre problème majeur : celui de l’impact environnemental de l’élevage, et particulièrement de l’élevage bovin.
Les conséquences environnementales de l’élevage
Bien que la lutte contre le changement climatique (ou d’autres problèmes environnementaux) ne fasse traditionnellement pas partie des principales priorités identifiées au sein du mouvement de l’altruisme efficace, il serait erroné de dire que ce dernier ne s’intéresse pas à ces enjeux[14]. Dans le cadre de ce qui est parfois appelé l’ “effective environmentalism”, les principes de l’altruisme efficace sont mobilisés pour être appliqués aux problèmes environnementaux. Les impacts de l’élevage sur l’environnement sont nombreux et variés, et nous ne pourrons ici les analyser que succinctement étant donné qu’il ne s’agit pas de notre objet principal. En conséquence il faut garder à l’esprit le fait que même sans prendre en compte les impacts environnementaux de l’élevage, de très nombreuses personnes se réclamant de l’altruisme efficace pensent qu’il faudrait mettre fin à l’élevage pour des raisons éthiques comme celles que j’ai évoqués précédemment.
Selon la FAO 14,5 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) sont dues à l’élevage. Les émissions de GES liées à l’élevage proviennent de quatre principaux processus: la fermentation entérique, la gestion des effluents, la production d’aliments pour le bétail et la consommation d’énergie. Le GLEAM (Global Livestock Environmental Assessment Model) fournit des informations détaillées sur ces sources d’émissions[15]. Toutefois, tous les animaux n’ont pas le même impact environnemental. En l’occurrence près de deux tiers des émissions de GES de l’élevage sont dues exclusivement aux bovins (voir graphique). Cette proportion est particulièrement colossale quand on la rapporte à la quantité de POA issus de l’élevage bovin. On observe donc un premier point de friction avec ce que nous disions auparavant, à savoir que d’un point de vue éthique la viande de bœuf serait préférable à de la viande de poulet. De plus, il est important de noter que les élevages bovins que l’on pourrait qualifier de “bio” et plus éthiques (quand les animaux se nourrissent principalement d’herbes) émettraient en fait davantage de gaz à effet de serre que les élevages conventionnels[16].
L’élevage est également l’une des causes principales de la déforestation dans le monde. Il est par exemple responsable de 70% de la déforestation en Amazonie[17]. Par ailleurs, même si l’élevage peut avoir un impact environnemental moindre grâce aux prairies, il ne faut pas oublier que son rendement par hectare est très faible. On élève en moyenne 1,5 grand bovin de 600 kg par hectare. Sachant que la viande consommable représente environ 37 % du poids d’une vache, on aurait une productivité de 333 kg par hectare. À titre de comparaison, un hectare de culture en France produit 3 tonnes de soja[18]. Le soja contient lui-même 50 % de protéines de plus que la viande de bœuf à poids égal. On touche ainsi un autre problème lié à l’élevage : son inefficience, et donc son incapacité à nourrir une population croissante dans un monde où les terres deviennent de plus en plus rares. Ainsi, si 70% des terres agricoles sont dédiées à l’élevage, les produits issus de l’élevage ne fournissent que 34% des protéines et 16% de l’énergie consommées par l’alimentation humaine[19]. Enfin l’élevage a également des impacts importants sur la biodiversité, la pollution des sols, de l’air et des océans ou encore l’eutrophisation.
Enfin, l’élevage est également un des facteurs principaux du risque de pandémie et de la croissance de l’antibiorésistance[20]. L’antibiorésistance n’est pas un problème à prendre à la légère : on estime que dans le monde, aujourd’hui, un million de personnes décèdent à cause de bactéries devenues résistantes aux antibiotiques. Le pire est cependant à venir car certaines estimations prédisent que d’ici 2050, ce nombre pourrait monter jusqu’à trente millions.
Il y a deux éléments principaux à retenir concernant les impacts environnementaux de l’élevage. Premièrement, que ces impacts sont conséquents, variés, et à prendre en compte dans de nombreuses perspectives environnementales et sanitaires[21]. Ensuite, qu’il existe parfois des tensions entre les enjeux environnementaux et éthiques si l’on ne souhaite pas mettre fin à l’élevage et à la consommation de POA. En effet, si la viande de boeuf et le lait sont les POA qui génèrent le moins de souffrance, ce sont aussi, et de loin, les plus gros producteurs de gaz à effet de serre. Par ailleurs, des conditions d’élevages plus éthiques (plus d’espace par animal par exemple) sont également moins environnementalement soutenables, que ce soit en termes de GES ou d’appropriation des terres.
Conclusion
En conclusion de cette première partie, que pouvons-nous dire sur les raisons qui poussent l’altruisme efficace à s’intéresser à la réduction de la souffrance animale ? Si l’on s’intéresse aux trois critères souvent pris en compte pour comparer et prioriser les problèmes , à savoir l’ampleur du problème, son caractère négligé, et le potentiel d’amélioration, tous semblent pouvoir s’appliquer avec succès à la cause animale. Si l’on reste sur l’exemple des animaux destinés à la consommation humaine, avec plus de mille milliards de victimes par an et des conditions de vie souvent désastreuses, le problème est loin d’être anecdotique. Pour ce qui est du caractère négligé, bien que la cause animale soit un sujet ayant gagné en puissance dans le débat public ces dernières années, force est de constater qu’une minorité des dons sont dirigés vers les animaux : seulement 3% aux Etats-Unis, par exemple. Parmi ces dons une part presque négligeable est elle-même destinée aux associations s’intéressant aux animaux d’élevage, la majorité de ces dons étant dirigée vers les animaux domestiques, alors même que l’élevage concerne bien plus d’animaux (souvenons-nous du graphique présent en début d’article). Enfin, pour ce qui est du potentiel d’amélioration, on peut imaginer qu’il existe tant au niveau individuel (devenir végane[22] par exemple) qu’au niveau systémique (campagnes à destination des entreprises de l’agro-alimentaire, viande cultivée,…) des moyens efficaces d’agir, mais nous aurons davantage l’occasion de nous pencher sur cet aspect lors des prochain articles de cette série.
Jusqu’à présent nous n’avons fait qu’effleurer la question de l’éthique animale, en nous limitant à des considérations introductives. De fait, beaucoup des éléments et réflexions portés par cet article ne sont pas propres à l’altruisme efficace. Il ne faut pas oublier par ailleurs que l’élevage ne représente qu’un des nombreux aspects de la souffrance animale. De plus nous ne sommes intéressés ici qu’à l’élevage pour nourrir les humain·e·s et non les animaux domestiques[23]. Dans le prochain article, nous nous intéresserons à d’autres formes de souffrance animale, notamment la souffrance des animaux sauvages et ce qu’il est possible de faire pour la réduire (dans la mesure où il serait possible de faire quelque chose). Nous ferons également un point sur l’état actuel des réflexions portées par des adhérent·e·s aux idées de l’altruisme efficace sur ces sujets, ainsi que des stratégies et actions préconisées pour réduire la souffrance animale.
Notes de bas de page :
[1] Peter Singer : https://fr.wikipedia.org/wiki/Peter_Singer ; Tom Regan : https://fr.wikipedia.org/wiki/Tom_Regan ; Carol J Adams : https://fr.wikipedia.org/wiki/Carol_J._Adams .
[2] Pour en apprendre plus sur l’altruisme efficace : https://fr.wikipedia.org/wiki/Altruisme_efficace
[3] De Jeremy Bentham à Peter Singer, l’utilitarisme est réputé pour être une philosophie morale généralement favorable aux animaux. L’utilitarisme est une éthique conséquentialiste prescrivant d’agir de manière à maximiser le bien-être collectif, entendu comme la somme ou la moyenne de bien-être (bien-être agrégé) de l’ensemble des êtres sensibles. Puisque l’utilitarisme fait de son unité de base l’utilité (que l’on pourrait traduire avec des pincettes par “bonheur”), il a pour conséquence que chaque être sentient, disposant de préférences, doit être pris en compte dans le grand calcul visant à maximiser l’utilité globale, y compris les animaux non humains.
[4] Le spécisme désigne une discrimination basée sur l’espèce. Il dessine une frontière infranchissable entre les humains et les animaux non humains, estimant ainsi que la considération morale que nous devons attribuer à un individu dépend de son espèce. L’antispécisme est une opposition à la discrimination fondée sur l’appartenance à une espèce. C’est l’acceptation que les cochons, les chiens et les humains ont le même intérêt à ne pas souffrir.
Ce texte de David Olivier définit ce qu’est le spécisme et en quoi il serait une discrimination arbitraire. https://www.cahiers-antispecistes.org/quest-ce-que-le-specisme/
[5] L’antispécisme ne demande pas de traiter tous les organismes de manière égale. Donner le droit de se marier à des pieuvres serait absurde. Il requiert simplement de considérer des intérêts égaux dans une égale mesure, quelle que soit l’espèce d’appartenance des individus impliqués.
[6] https://fr.wikipedia.org/wiki/Sentience
[7] La déclaration de Cambridge sur la conscience : https://fr.m.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9claration_de_Cambridge_sur_la_conscience conclut que certains animaux non humains ont une conscience analogue à celle des animaux humains. Les discussions sont cependant encore ouvertes en ce qui concerne la sentience de certains insectes. Pour ce qui est des mollusques bivalves, la balance penche plutôt du côté de la non sentience https://www.openphilanthropy.org/2017-report-consciousness-and-moral-patienthood
[8] https://concepts.effectivealtruism.org/concepts/existential-risks/
[9] Cet argument est particulièrement bien expliqué dans cette vidéo du vidéaste Monsieur Phi, docteur en philosophie : https://www.youtube.com/watch?v=HaVWbdlAiCQ
[10] Une explication simple de ce qu’est l’espérance mathématique est disponible ici en anglais : https://concepts.effectivealtruism.org/concepts/expected-value-theory/ . Une explication un peu plus complexe est disponible en français sur la page wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Esp%C3%A9rance_math%C3%A9matique
[11] https://faunalytics.org/fundamentals-farmed-animals/
[12] Par exemple, Peter Singer défend l’idée que dans tous les cas, les intérêts des animaux à vivre et ne pas souffrir sont supérieurs à notre intérêt à flatter nos papilles gustatives. Il parvient ainsi à la conclusion que la consommation de POA issus de l’élevage n’est pas moralement acceptable.
[9] Les chiffres cités ensuite sont ceux communiqués par la filière viande. Le lien suivant répertorie les sources pour chaque chiffre : https://www.viande.info/elevage-viande-animaux
[13] https://questionsdecomposent.wordpress.com/2018/04/11/approche-gradualiste-de-la-sentience/
[14] https://80000hours.org/problem-profiles/climate-change/
[15] http://www.fao.org/gleam/results/fr/
[16] https://www.carbonbrief.org/grass-fed-beef-will-not-help-tackle-climate-change. Voir par exemple ce rapport du Food Climate Research Network de l’université de Oxford : https://www.fcrn.org.uk/sites/default/files/project-files/fcrn_gnc_report.pdf. Pour une source en français : https://blogotheque-animaliste.fr/le-paturage-est-il-vraiment-meilleur-pour-la-planete-que-lelevage-industriel/
[17] Livestock’s Long Shadow: Environmental Issues and Options. Food and Agriculture Organization of the United Nations
[18] http://www.fao.org/faostat/en/#data/QC
[20] https://ourworldindata.org/antibiotic-resistance-from-livestock
[21] Le site https://www.viande.info/ comporte de nombreuses données intéressantes et très bien sourcées sur les impacts environnementaux de l’élevage.
[22] Rappelons au passage qu’une alimentation végétalienne, lorsqu’elle est bien menée et complémentée en B12, est tout à fait viable pour les humain.e.s à chaque stade de la vie.
Voici quelques exemples de positions officielles affirmant la viabilité d’un régime végétalien à tous les âges de la vie :
– L’Academy of Nutrition and Dietetics, éminente association de diététiciens et nutritionnistes aux États‐Unis, déclare dans sa position en 2016 : « Bien conçue, une alimentation végétarienne, y compris végétalienne, est saine, adaptée au plan nutritionnel et peut procurer des avantages pour la prévention et le traitement de certaines maladies. Elle est appropriée à toutes les périodes de la vie, en particulier la grossesse, l’allaitement, la petite enfance, l’enfance, l’adolescence, le troisième âge, ainsi que pour les athlètes. »
– La direction de la santé du Portugal : « Par ailleurs, nous savons aujourd’hui que, s’il est bien planifié, un régime exclusivement végétarien peut répondre à tous les besoins nutritionnels de l’être humain et peut être adapté à toutes les phases du cycle de la vie : grossesse, allaitement, enfance, adolescence, etc. personnes âgées ou même à la situation des athlètes ».
– Le gouvernement australien, dans ses recommandations nutritionnelles pour la population générale actualisées en 2013, déclare : « Les régimes végétariens correctement planifiés, y compris les régimes végétariens ou végétaliens, sont en bonne santé et nutritionnellement suffisants. Les régimes végétariens bien planifiés conviennent aux individus à toutes les étapes du cycle de vie ».
[23] On estime par exemple qu’entre 160 millions et 2,1 milliards de rongeurs sont élevés chaque année pour nourrir les serpents domestiques : https://forum.effectivealtruism.org/posts/pGwR2xc39PMSPa6qv/rodents-farmed-for-pet-snake-food