Les trois hypothèses du long-termisme

Antonin Broi
16/1/2023

Traduit et adapté de Fin Moorhouse (2021) https://www.effectivealtruism.org/articles/longtermism

Le « long-termisme » est la position selon laquelle influencer positivement l’avenir à long terme est une priorité morale essentielle de notre époque.

Trois idées se conjuguent pour la justifier. Premièrement, les individus futurs comptent. Nos vies comptent sûrement autant que celles vécues il y a des milliers d’années, alors pourquoi la vie des personnes qui vivront dans des milliers d’années ne compterait-elle pas également ? Deuxièmement, l’avenir pourrait être vaste. En l’absence de catastrophe, le futur pourrait contenir beaucoup plus de personnes qu’il n’y en a eu depuis les débuts de l’humanité. Troisièmement, nos actions peuvent influencer de manière suffisamment prévisible la façon dont ce futur se déroulera. En fin de compte, il nous incombe de veiller à ce que les générations futures puissent survivre et s’épanouir.

Le long-termisme n’est pas une position unique et figée. Il s’agit plutôt d’une famille de positions qui s’accordent sur l’importance de sauvegarder et d’améliorer les perspectives à long terme de l’humanité. Bien entendu, ce n’est pas non plus une idée entièrement nouvelle puisqu’elle s’appuie sur une longue tradition de préoccupation à l’égard des générations futures. Et pourtant, si ses principales conclusions s’avèrent vraies, des implications importantes en découlent, et pas seulement en théorie : vous pourriez peut-être commencer à travailler vous-même sur des causes long-termistes.

Commençons par une définition. Par « le futur à long terme », il faut entendre la période allant de maintenant à des milliers d’années dans le futur, et même plus loin encore.

Les individus futurs comptent

Imaginez que vous enterriez du verre brisé dans une forêt. Un scénario possible serait qu’un enfant marche sur le verre dans cinq ans et se blesse. Un autre scénario possible serait qu’un enfant marche sur le verre dans 500 ans et se blesse tout aussi gravement. Le long-termisme considère que ces deux scénarios sont aussi mauvais l’un que l’autre. Pourquoi faudrait-il cesser de se préoccuper des effets de nos actions simplement parce qu’ils se produiront dans un avenir lointain ?

La leçon que les tenants du long-termisme en tirent est que la vie des gens importe quel que soit le moment où elle se situe dans le futur. En d’autres termes, la valeur (intrinsèque) des préjudices ou des bénéfices qui adviendraient dans un avenir lointain n’est pas moins importante que la valeur des préjudices ou des bénéfices qui adviendraient l’année prochaine.

Bien entendu, il ne s’agit pas de nier qu’il y a souvent des raisons pratiques de préférer se concentrer sur les effets de nos actions à plus court terme. Par exemple, il est généralement beaucoup plus facile de savoir comment influencer le futur proche. Mais ce qu’il faut retenir, c’est que les effets futurs ne comptent pas moins, moralement parlant, juste parce qu’ils se produiront dans un avenir très lointain.

Notez, de même, qu’un problème survenant loin de nous géographiquement n’est pas moins mauvais en soi du simple fait de son éloignement. Et la grande distance nous séparant des personnes qui vivent à l’autre bout du monde ne diminue en rien leur valeur. Les tenants du long-termisme font souvent appel à de telles analogies entre l’espace et le temps.

Le futur à long terme de l’humanité pourrait être énorme

L’humanité pourrait perdurer pendant une période incroyablement longue. Si l’histoire de l’humanité était un roman, il se pourrait que nous en soyons encore à la toute première page !

En l’absence de catastrophe, la Terre devrait rester habitable pendant encore environ un milliard d’années (avant d’être rendue stérile par le soleil). Si l’humanité ne survivait que pendant 1 % de cette période et si le nombre de personnes vivant par siècle était similaire à celui du passé proche, nous pourrions nous attendre à au moins un billiard (10^15) de vies humaines futures : 10 000 personnes futures pour chaque personne qui a déjà vécu.

Si l’on s’intéresse à la taille totale du futur, la durée n’est pas la seule chose qui compte. Il faut prendre au sérieux la possibilité que l’humanité décide de s’étendre au-delà de la Terre. Si l’humanité se lance dans la conquête de l’espace, on ne peut qu’imaginer que l’humanité atteindra une taille gigantesque puisque le nombre d’étoiles dans l’univers accessible, tout comme le nombre d’années pendant lesquelles leur énergie sera disponible, sont astronomiquement élevés.

Nous pouvons agir pour affecter de façon significative et prévisible l’avenir à long terme.

Ce qui rend moralement significatif l’énorme potentiel de notre avenir, c’est la possibilité que nous puissions l’influencer.

Bien sûr, il existe des moyens d’influencer le futur lointain de manière prévisible mais insignifiante. Par exemple, vous pouvez graver vos initiales sur une pierre ou enterrer votre recette de tarte préférée dans une capsule temporelle. Ces deux actions pourraient toucher des gens des centaines d’années plus tard, mais il est peu probable qu’elles exercent une grande influence.

Vous pouvez également influencer le futur lointain de manière significative mais imprévisible. Traverser la route et donc ralentir la circulation, par exemple, peut retarder des gens sur le point de concevoir un enfant le jour même, ce qui peut en fin de compte changer quel spermatozoïde fécondera l’ovule. Ce faisant, vous auriez changé l’identité de tous les descendants de cet enfant et des enfants de toutes les personnes qu’ils rencontreront ! En réalité, vous ne pouvez pas vous empêcher d’avoir au quotidien ce genre d’influence sur l’avenir.

En revanche, il est moins clair qu’il existe des moyens d’influencer la trajectoire de l’avenir à long terme de manière à la fois significative et prévisible. Et c’est pourtant cette question qui est importante.

Une réponse possible est le changement climatique. Nous savons désormais que l’activité humaine perturbe le climat de la Terre et qu’un changement climatique non maîtrisé aurait des effets dévastateurs. Nous savons également que certains de ces effets pourraient durer très longtemps, car le dioxyde de carbone peut persister dans l’atmosphère terrestre pendant des dizaines de milliers d’années. Mais nous pouvons également contrôler l’ampleur des dégâts que nous causons, par exemple en redoublant d’efforts pour développer des technologies vertes ou en construisant davantage de sources d’énergie décarbonées. Pour ces raisons, les partisans du long-termisme ont tout intérêt à s’inquiéter du changement climatique.

En juillet 1945, la première arme nucléaire détonait sur le site Trinity aux États-Unis. Pour la première fois, l’humanité avait construit une technologie capable de la détruire. Cela suggère la possibilité d’une catastrophe existentielle — un événement qui compromettrait définitivement le potentiel humain, par exemple en provoquant l’extinction de l’humanité. Empêcher une catastrophe existentielle serait d’une importance inestimable : cela ferait la différence entre un avenir potentiellement prometteur et pas d’avenir du tout.

Puisque les principaux risques de catastrophe existentielle proviennent des inventions humaines, nous pouvons agir pour contrôler ces risques.

Prenons l’exemple des biotechnologies. Nous avons vu les dégâts causés par le Covid-19. Mais il pourrait bientôt devenir possible de créer des agents pathogènes beaucoup plus mortels ou transmissibles que tout ce que nous avons vu auparavant. Le rythme effréné des innovations pouvant engendrer de tels risques nous donnera peut-être aussi des moyens de les atténuer, par exemple en utilisant le séquençage métagénomique pour détecter un pathogène émergent avant qu’il ne devienne pandémique.

Considérons ensuite l’intelligence artificielle. De plus en plus d’experts dans ce domaine, tels que Stuart Russell, essaient de nous mettre en garde contre les dangers d’une intelligence artificielle sophistiquée. Tout comme certaines personnes mènent des recherches pour améliorer les capacités de l’intelligence artificielle, nous pourrions également consacrer plus d’efforts à étudier comment faire en sorte que l’arrivée d’une intelligence artificielle transformatrice ne fasse pas dérailler de manière permanente l’avenir à long terme de l’humanité.

Si peu d’entre nous sont en mesure de travailler directement sur ces projets, beaucoup sont en mesure de les soutenir indirectement, voire d’orienter leur carrière dans ce sens. Il existe aussi sans doute d’autres moyens d’améliorer l’avenir à long terme de manière plus graduelle ou de réduire des risques de catastrophe.

Ce siècle pourrait être le plus important dans l’histoire

Tous nos prédécesseurs auraient certainement pu trouver des moyens d’améliorer l’avenir à long terme, mais on peut constater rétrospectivement que certains moments ont été plus influents que d’autres et ont déterminé le cours de l’histoire de manière durable.

Si nous nous trouvons aussi à une époque influente, cela renforcerait la thèse selon laquelle nous pouvons influencer de manière significative et fiable l’avenir à long terme. Or, on sait que l’époque actuelle est loin d’être normale. En prenant du recul et en comparant notre siècle à l’histoire de l’humanité, le moment où on se situe apparaît totalement inédit. Il semble notamment que nous vivions une période de croissance économique et d’évolution technologique d’une vitesse insoutenable. Si on ajoute à cela la possibilité qu’une intelligence artificielle transformatrice apparaisse dans les décennies à venir, nous avons de bonnes raisons de penser que ce siècle pourrait être le plus important de tous les temps.

Conclusion

Nous avons vu les raisons de penser que les individus futurs importent, qu’il pourrait y avoir un nombre énorme d’individus futurs, et qu’il y a des choses que nous pouvons faire maintenant pour améliorer l’avenir à long terme et nous assurer que les individus futurs puissent vivre. Il ne reste plus qu’à passer à l’action.